Ils sont les témoins de l’étincelle de la révolution tunisienne.
Ils ont tout vu, tout entendu du drame qui a eu lieu sur l’avenue principale de Sidi Bouzid, il y a juste cinq ans. Ils ont assisté à l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, ici devant le siège du gouvernorat, de cette ville à l’allure d’un gros bourg du centre ouest du pays (265 km au sud de Tunis), le vendredi matin 17 décembre 2010. Les petits marchands ambulants, une dizaine, qui continuent à s’installer chaque jour sous les ficus du centre-ville et à présenter au chaland leurs sandwichs à l’harissa, leurs œufs bouillis accompagnés d’une tasse de thé chaud et leurs fruits, dans ce lieu pourtant toujours « non autorisé au commerce » par la municipalité, se souviennent...
« Il s’immole par le feu sous nos yeux ébahis »
« Mohamed, âgé de 26 ans, que nous appelions amicalement Besbouss [bisous], un gars souriant, sympathique et serviable, était un zawali [pauvre] comme nous tous. Il arrachait le sou difficilement pour survivre au jour le jour et subvenir aux besoins de sa nombreuse fratrie. Il s’est aspergé d’un bidon de diluant et s’est donné la mort devant nos yeux ébahis, sans que nous puissions faire quoi que se soit pour le sauver », se rappelle Fayçal, arborant un chariot à bras rempli de boissons gazeuses, identique à celui de Bouazizi.
Le geste désespéré du jeune commerçant à la sauvette est une réponse à la confiscation par l’agente municipale Fédia Hamdi de sa balance et de ses quelques kilos de bananes et de pommes, achetés à l’aube de ce 17 décembre au marché de gros de Sidi Bouzid.
« Fédia et Mohamed se connaissaient : ce n’était pas la première fois qu’une altercation explose entre eux. Fédia était célèbre pour son intransigeance dans l’application de la loi contre les vendeurs démunis de patentes. Mohamed était sous tension ce jour là. Il a dû probablement l’insulter », ajoute Ali, sur l’étal duquel s’élève un petit mont de paquets de cigarettes arrivés ici à travers les nombreux circuits de la contrebande avec l’Algérie.
Malgré ses prières, personne ne veut écouter Bouazizi, ni à la mairie ni à la préfecture.
« La balance, ne lui appartenait pas. Un ami la lui avait empruntée. D’où son désarroi, Il voulait coûte que coûte la récupérer », témoigne Naceur, vendeur de bananes.
L’ « affront » fait à Bouazizi
Dans ce pays enclavé, dominé par le tribalisme, mû par un machisme à fleur de peau, l’ « affront » que Mohamed venait de subir de la part de la représentante de l’Etat est insupportable. Le corps complètement cramé, la première victime d’une révolution en marche est transporté d’urgence à l’hôpital. La rumeur nait, gonfle et se propage comme un feu de paille dans tous les coins et recoins de cette ville de 40 000 habitants, aux mille et un cafés enfumés, bruyants, se conjuguant exclusivement au masculin pluriel : « Bouazizi a été giflé par Fédia Hamdi ! ». La rumeur, doublée d’une intox sur le statut de diplômé chômeur de Bouazizi, alors qu’il n’avait pas atteint le bac, que relaieront, rapidement les médias étrangers, dont Al Jazeera et France 24, rencontrait en fait à Sidi Bouzid un sentiment de ras-le-bol général contre le pouvoir. Ainsi que plusieurs strates de colère et de frustration qu’avait générées l’oubli de cette région des politiques de développement depuis l’Indépendance du pays. Bien qu’en vérité Fédia n’ait pas giflé Mohamed- son acquittement le 19 avril le démontrera, il fallait orchestrer à ce moment-là une campagne pour fédérer la population autour d’une victime, devenue très vite une icône. Résultat : dès le 20 décembre 2010, des rassemblements de protestation contre le régime de Ben Ali sont signalés dans les petites villes environnantes, à Meknassy, Mezzouna, Jelma, Menzel Bouzayane… L’insurrection gonfle de partout.
Les dépossédés
Derrière le minuscule trottoir ombragé sur lequel se pressent les vendeurs ambulants, les tags sur les murs ressassent ce qui s’est passé les jours d’après le 14 janvier 2011. A la fuite de l’ex Président Ben Ali, qui tenait, le long de ses 23 ans de pouvoir, le pays d’une main de fer à coup de maillage policier de tout le territoire et de verrouillage de l’espace public, explose la parole hier encore confinée dans la sphère privée. Les murs incarnent désormais le lieu d’expression privilégié de la population.
« C’est la Place du peuple libre de Sidi Bouzid. Que vive la fière jeunesse de Sidi Bouzid ! », lit-on sur le local du ministère de Développement, incendié pendant l’une des campagnes de désobéissance civile ou des marches de protestation contre les différents gouverneurs désignés par le pouvoir central, qui ont éclaté à Sidi Bouzid au cours des bouillonnantes années 2011, 2012 et 2013. Le long des quelles la flamme révolutionnaire ne s’est point éteinte, continuant à circuler dans une région connue pour son vote anti islamiste, lors des élections de 2011 et de 2014.
A côté, les murs évoquent une réalité amère. Région agricole par excellence (la population vit à 70 % dans les zones rurales) les fruits, les légumes et l’huile de cet excellent terroir, doté d’un micro climat unique et d’une généreuse nappe phréatique, partent chaque jour se transformer ailleurs, dans les grandes villes côtières, laissant ici des milliers de chômeurs, 25 % de la population, selon les chiffres.
« Vous nous avez démunis de nos richesses. Ne confisquez pas notre révolution », revendique en grosses lettres arabes la voix des Bouzidiens. D’autres tags rectifient la date d’un événement autour duquel un festival est organisé par la ville chaque année : « La Révolution de la dignité et de la liberté n’a pas eu lieu le 14 janvier mais le 17 décembre 2010 ».
Enseignant dans une école primaire, Abd Errahmane sirote un verre de thé brûlant sous les ficus tout en commentant : « L’Histoire retient en général le moment de la première étincelle d’une révolution. Pourquoi persiste-t-on à dater la notre, le 14 janvier, au stade où elle atteint la capitale ? », s’interroge-t-il.
Certes, délitement des structures de l’Etat oblige depuis cinq ans, les petits vendeurs ambulants ne sont plus persécutés par les agents municipaux. Craignant les représailles de la population, ce corps de contrôleurs sur terrain a disparu pendant les deux ans ayant suivi le suicide de Bouazizi pour être rattaché en 2013 à la police. Les petits vendeurs seront, eux, bientôt délogés dans le grand marché actuellement en voie de construction, à quelques mètres de là, dans le périmètre de la rue de la ...Révolution.
Le temps de la précarité
Il est 10 h du matin. L’artère principale, celle qui sur trois kilomètres concentre toutes les administrations publiques, du gouvernorat, à la mairie, au tribunal et aux départements régionaux des divers ministères, rendant fous les chauffeurs de taxi, est désormais baptisée avenue Mohamed Bouazizi (ex Avenue Bourguiba). La poste exhibe au dessus de sa façade un poster géant de Bouazizi souriant, les bras ouverts comme pour accueillir une gloire posthume. A cause des nombreux barrages de la garde nationale -la région se trouve à proximité des zones montagneuses où se retranchent les groupes jihadistes- Sidi Bouzid est depuis plus de deux ans sous haute surveillance. Et le centre-ville sans charme aucun, que traversent en toute vitesse les voyageurs vers le sud, est encore plus embouteillé qu’auparavant.
Le fameux café Samarkand, fief des opposants à Ben Ali pendant les années de braise, est noir de monde. Des hommes, jeunes, la plupart inactifs, attablés devant un café ou la tête enfouie dans un jeu de cartes.
Hassen, 36 ans, est diplômé chômeur, il a pris part aux guérillas nocturnes contre les Brigades de l’ordre public (Bop), qui ont envahi la ville dès le 18 décembre 2010 et particulièrement le 19 décembre, lorsque 8 000 hommes, bardés de matraques et de bombes à gaz lacrymogène sont envoyés en renfort de Sousse, Tunis, Sfax et Gafsa, pour mater une colère en voie d’amplification. Mais les jeunes insurgés viendront à bout des forces des brigadiers en les entrainant chaque soir dans des batailles rangées dans les inextricables ruelles de leurs quartiers. Hassen exprime un sentiment de désenchantement et d’amertume, qui rythment les conversations à Sidi Bouzid : « En général, les personnes qui dirigent une révolution prennent le pouvoir. Ce n’est pas le cas chez nous. Rentrés d’exil, les islamistes, ont cueilli les fruits de notre révolution. Ainsi que tous les autres : les gros bonnets de la politique ne nous ont rien laissé, rien donné. Tout est comme avant, sinon pire. Sondez les jeunes de ce café : très peu de jeunes sont allés voter l’année passée. Nous n’avons plus confiance !».
Un homme se rapproche et acquiesce de la tête. Il fait partie des ouvriers des chantiers, un dispositif d’emplois précaires mis en place par les autorités publiques depuis le temps de l’ancien régime et payés 240 Dinars par mois (environ 110 euros). Il s’appelle Fayçal, est bachelier, a 41 ans, quatre bouches à nourrir et des dettes, « à s’immoler par le feu » se plaint-il. Fayçal accuse : « Nous attendions la révolution depuis bien longtemps pour nous débarrasser des voleurs. Mais voilà que le nombre des mafieux se démultiplie à n’en plus finir aujourd’hui. Voyez comment le moindre service est payé au moins trois fois son tarif officiel à l’hôpital par exemple et comment le fléau de la corruption progresse partout, à la délégation, à la municipalité, dans l’administration agricole, au niveau de la police…».
La corruption, cet héritage de l’ancien régime, qui s’est transformé en un problème structurel de l’économie locale au cours de ces années de transition est plus perceptible ici que dans la capitale. Elle avance désormais à visage découvert. A.B, expert dans les petites et moyennes entreprises travaille sur un projet de développement à Sidi Bouzid pour le compte d’une agence de coopération internationale. Il témoigne sous le couvert de l’anonymat : « Pour creuser un sondage dans ses terres, un agriculteur doit payer un pot de vin évalué entre 2 000 [900 euros] et 3 000 Dinars [1 600 euros]. Pour changer le statut d’un terrain agricole en une zone industrielle, les entrepreneurs sont obligés de casquer jusqu'à 30 000 Dinars [ 14 000 euros], selon la superficie et l’emplacement de leur lot. Ceux qui refusent d’adhérer à ce système voient leurs dossiers bloqués, pris dans les filets des innombrables autorisations ou croupir dans les tiroirs de la bureaucratie tunisienne. Pourtant, pour la symbolique de la ville et pour la vivacité de sa société civile, des organismes internationaux, dont la BIT, l’ONUDI, le PNUD et l’USAID persistent à initier des projets de développement à Sidi Bouzid ».