Olfa Lamloum est politologue et directrice du bureau d’International Alert en Tunisie. Elle-même chercheuse férue de terrain, elle sonde dans les enquêtes qu’elle dirige avec son équipe, la voix profonde des marginalisés. En avril 2015, Alert International publiait une étude qualitative intitulée : « Jeunesse et contrebande dans la région de Kasserine. Itinéraires de dépossession et dynamiques d’exclusion ». Olfa Lamloum s’exprime dans cet entretien sur les raisons profondes de l’insurrection des sans emplois partie dimanche dernier de Kasserine, dans le centre-ouest de la Tunisie. A la suite du suicide d’un chômeur de 28 ans, Ridha Yahyaoui, mort électrocuté après être monté sur un pylône. "En juin dernier, l'Instance vérité et dignité recevait de la part de deux organisations de la société civile, une demande d'inscrire Kasserine en tant que "région victime". Chose que la loi tunisienne sur la JT rend possible.
Un jeune homme au chômage se donne la mort à Kasserine. La colère se propage dans toutes les régions déshéritées du pays. Le couvre-feu est décrété. Est-ce de nouveau la révolution cinq ans après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, non loin de Kasserine ?
-Cela dépend de ce que l’on entend par révolution. Est-ce que le mouvement social, qui a surgi dernièrement à Kasserine est en mesure de se cristalliser en une expression politique et de provoquer un changement à la tête du pouvoir ? Il est un peu tôt pour l’affirmer. De mon point de vue, nous sommes toujours dans cette onde de choc, dans ce processus révolutionnaire déclenché en décembre 2010. Les mouvements sociaux se sont poursuivis ces dernières années et les revendications avancées il y a cinq ans n’ont pas été prises en compte par les gouvernements successifs et restent donc toujours légitimes aux yeux des jeunes chômeurs qui les ont portés. Il faut en plus compter avec la fragilité du pouvoir : l’élite au pouvoir et la scène politique instituée sont en encore en pleine recomposition. La situation régionale complique encore la donne, la crise libyenne particulièrement. Mais on oublie toujours que « le printemps européen » a duré cent ans et l’on revient incessamment au temps court des cinq années post 17 décembre-14 janvier.
Il y a peu de temps, vous étiez sur le terrain de la marginalité économique et socialeà Kasserine et à la Cité Ettadhamen, dans la banlieue défavorisée de Tunis. Aviez-vous ressenti les signes de l’insurrection de ces derniers jours ?
-Les résultats des trois recherches que nous avons effectuées, la première sur « Jeunesse et contrebande à Kasserine », la seconde intitulée« Situation sécuritaire et gestion des frontières du point de vue de la population de Kasserine » et la troisième « Les jeunes de Douar Hicher et de la Cité Ettadhamen. Une enquête sociologique », disent pratiquement la même chose en donnant à voir les ressorts de la relégation des populations pauvres et des régions intérieurs dans notre pays. Primo, quatre ou cinq ans après, nous sommes toujours dans un type de gouvernance des populations pauvres qui n’a pas fondamentalement changé depuis la chute du régime de Ben Ali. Secundo, les aspirations à plus d’intégration, de dignité et d’égalité des chances sont toujours d’actualité. Tertio, les gouvernements successifs mis en place depuis le début de la transition démocratiques ont tous déçu et désenchanté ces gens, qui vivent dans des conditions de dépossession insupportables. Nous avons ressenti sur le terrain la force du sentiment d’injustice et beaucoup de colère. Ces deux motifs ont été à l’origine des mobilisations de décembre 2010 à janvier 2011.
La précarité marque la vie socio-économique à Kasserine. Quelles en sont ses formes ? Quelles en sont ses raisons ?
-La précarité et la marginalisation de cette région se lisent à travers des indicateurs. Le chômage y est très élevé, il touche 30% de la population active. Ce qui ressort en premier de notre enquête quantitative sur « la perception de la sécurité du point de vue de la population de Kasserine », visant 500 jeunes âgés de plus de 18 ans, réside dans le taux élevé d’analphabétisme de notre échantillon (37%). L’abandon scolaire caractérise plus de la moitié des interviewés. 66% ne sont pas couverts par la sécurité sociale, ce qui représente un indice de précarité et de fragilité. Plus de 16% travaillent comme ouvriers dans les chantiers. Un mécanisme instauré au temps de Ben Ali, maintenu après la révolution pour absorber le mécontentement social sans pour autant incarner un vrai dispositif de lutte contre le chômage. C’est une sorte de CDD au rabais, qui garantit juste la survie, sans donner le moindre droit social, où les salariés reçoivent une paye au dessous du montant du SMIG, 249 Dinars [ 110 euros]. Malgré cette situation explosive, les interviewés déclarent qu’aucune politique n’a été mise en place jusque là pour mettre l’emploi au centre des stratégies officielles. On reste dans des politiques de court terme d’absorption de la colère et pourtant Kasserine a payé le plus lourd tribut en termes de morts et de blessés de la révolution.
Que pensez-vous du projet d’inscrire Kasserine en tant que « région victime », tel que récemment proposé à la commission vérité tunisienne par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux et Avocats sans frontières ?
-Je pense que symboliquement le dépôt du dossier « Kasserine, région victime » à l’Instance vérité et dignité (IVD) est un geste très fort pour au moins deux raisons. D’une part, montrer que la société civile n’a pas oublié ces régions, une société civile qui défend les droits sociaux et l’accès à la démocratie pour tout le monde, y compris les « petites gens ». D’autre part, démontrer que la marginalisation, la relégation, la discrimination, l’exclusion, la dépossession ne sont pas des accidents de route : ils relèvent d’un système méthodique, que nous avons le droit dans le cadre de la justice transitionnelled’interroger et de juger. A Kasserine, l’infrastructure, les espaces de divertissement et l’urbanisme sont juste terribles ! Avoir décrété le couvre-feu sur cette ville ces derniers jours fait presque sourire la population : « Le couvre-feu n’est pas nouveau chez nous. Vous voyez dans cette ville des lieux pour sortir le soir ? », interrogent-ils.