Fin 2013 et début 2014, après les violences des milices Sélékas contre des chrétiens, de sanglants pogroms anti-musulmans en Centrafrique ont menacé de dégénérer en génocide. Aujourd’hui, le pays tente de s’extraire de la violence, mais les défis restent énormes. En matière de réconciliation, une délégation centrafricaine vient de se rendre au Rwanda pour s’inspirer des juridictions gacaca ou « justice sur le gazon ».
De Kigali, il faut prendre la route du sud vers le Burundi, puis emprunter pendant une demi-heure une piste en terre rougeâtre avant d’arriver à Rweru, surnommé « le village de la réconciliation ». Ici, cinq cents rescapés et génocidaires, ainsi que leurs enfants, vivent presque en huis clos. John Giraneza est le chef du village. Il a une cinquantaine d’années, il boite, mais a de l’énergie à revendre. Après le génocide, John avait perdu le goût de vivre. Finalement, en 2005, lorsque le village s’est construit à l’instigation d’un prêtre fondateur de l’association Prison Fellowship, John est venu s’installer ici. Il a suivi l’injonction du gouvernement rwandais et il a pardonné.
Puis John est tombé amoureux. Il a épousé la fille du génocidaire qui a tué sa femme et ses enfants : « Après le génocide, tu es seul, c’est très difficile de partager quoi que ce soit, sans enfants, sans parents. J’ai réappris à vivre. En 2005, je suis venu ; j’ai enseigné qu’il fallait vivre à côté des génocidaires et leur octroyer le pardon. C’est difficile à faire. Mais c’est aussi très difficile pour un génocidaire de demander pardon aux familles de ses victimes. Pardonner, c’est le seul chemin vers la liberté. »
Bourbier de la haine
Ces mots parlent aux membres de la délégation centrafricaine conduite par deux conseillers de la présidente Catherine Samba-Panza, et formée d’anciens combattants, de personnalités religieuses, de magistrats et de membres de la société civile. La violence, les exactions, la spirale de la haine et de la vengeance, les proches assassinés, les maisons pillées, chacun d’entre eux connaît cela de beaucoup trop près. En décembre 2013 et en janvier 2014, les Nations unies avaient sonné l’alerte – comme elles le font aujourd’hui pour le Burundi – qualifiant les exactions en Centrafrique de « pré-génocidaire ». En septembre et octobre 2015, de nouvelles flambées de violence se sont produites dans la capitale, Bangui. Un membre de la délégation n’a eu la vie sauve que parce qu’il n’était pas chez lui, mais les tueurs ont égorgé son neveu. D’autres ont vu leur maison brûler.
La société centrafricaine reste polarisée entre des musulmans qui estiment être discriminés, et la majorité chrétienne qui affirme avoir été envahie par des combattants tchadiens et soudanais, avec la complicité des musulmans locaux. Alors, comment s’extraire de ce bourbier de la haine en Centrafrique ? Que doivent attendre les Centrafricains de la justice internationale et de la Commission vérité, justice, réconciliation et réparation qui doit être prochainement mise sur pied dans leur pays ?
C’est pour répondre à ces questions que la délégation centrafricaine a fait le voyage, à la mi-janvier, au Rwanda, à l’instigation du Centre pour le dialogue humanitaire (CDH), une organisation de diplomatie privée basée à Genève, spécialisée dans la médiation des conflits politiques, et de son partenaire local, Aegis Trust.
Heure cruciale
Aux rescapés et aux ex-génocidaires de Rweru, Clément Anicet Guiyama, également porte-parole de la présidence, dit son admiration en même temps qu’il mesure la puissance du déni à surmonter dans son pays : « En Centrafrique, nous n’avons pas encore franchi le dépassement des haines et de l’esprit de vengeance. Comment faire pour que les bourreaux avouent, alors que souvent, chez nous, ils disent ne rien avoir à se reprocher ? »
Dans quelques semaines, après les élections en Centrafrique, un nouveau président sera élu. Charge ensuite à lui de commencer les travaux d’Hercule : reconstruire le pays, refaire l’unité brisée, réconcilier des populations divisées, désarmer les groupes armés qui contrôlent encore largement un territoire deux fois plus grand que la France, réinstaurer l’Etat de droit, relancer l’économie…
Un chantier gigantesque. Des premiers pas dans la reconstruction du pays ont déjà été accomplis. En juin 2014, les groupes armés ont signé l’accord de Brazzaville où ils s’engageaient à renoncer à la violence – sans souvent y souscrire. Puis, début 2015, de vastes consultations populaires se sont tenues ; enfin, en mai 2015, le Forum national de Bangui a adopté un pacte républicain destiné à construire la paix et la réconciliation nationale. Il prévoit notamment la création d’une commission vérité, avec la recommandation de s’inspirer des juridictions gacaca. Littéralement « la justice sur gazon » que le Rwanda a pratiquée dix ans après le génocide. Devant des assemblées villageoises, 120 000 génocidaires emprisonnés depuis 1994 avaient été invités à reconnaître leur crime en échange d’un pardon et d’une libération immédiate, sauf pour les planificateurs et les responsables du génocide.
« Ce n’est pas comme si tu avais volé du bétail »
Christopher fut l’un de ces anonymes de la machine génocidaire. Il vit aussi à Rweru. Comme tant d’autres, il a témoigné devant les juridictions gacaca. Il s’exprime après Marie, une rescapée qui a survécu car « Dieu l’a protégée pour qu’elle témoigne ». Christopher raconte son parcours à la délégation centrafricaine : « Je suis l’un de ceux qui ont tué la famille de Marie. J’ai été emprisonné. Je ne voulais pas au début demander pardon. J’avais peur. Peur que l’on me tue. Finalement, le temps est venu. Je lui ai écrit, mais je l’évitais au village. Un jour, je me suis décidé à franchir le pas. Je suis allé chez elle. Marie n’était pas là. Je suis revenu à plusieurs reprises. Elle ne m’a pas pardonné tout de suite. Il a fallu du temps. Ce n’est pas facile de demander pardon. Tuer, ce n’est pas comme si tu avais volé du bétail. Maintenant, nos enfants jouent ensemble. Maintenant, tu ne peux plus savoir qui a tué et qui a été victime. »
Christopher est devenu le parrain du petit-fils de Marie. Après les témoignages viennent la musique et la danse, comme un acte de volonté. « Le dernier acte du deuil, c’est la joie, car la joie, c’est la vie », dit un rescapé. Les Centrafricains, d’habitude si prompts à rire, restent dans leurs pensées : les propos qu’ils viennent d’entendre résonnent encore en eux. Cette réconciliation est-elle aussi profonde qu’elle paraît ? Puis, Emotion Namsio, l’ancien porte-parole des sinistres milices anti-Balaka témoigne : « Moi aussi, j’ai été victime. Onze membres de ma famille ont été brulés vifs, ma maison a été détruite, je voulais me venger, c’est pour cela que j’ai rejoint les anti-balaka. Puis, j’ai été arrêté, j’ai passé quinze mois en prison. Aujourd’hui, je me demande à quoi sert la vengeance ? Où mène-t-elle ? Je veux apprendre la réconciliation. »
Les juridictions gacaca peuvent-elles inspirer les Centrafricains ? Brigitte Izamo Balipou, conseillère juridique de la présidente, le croit d’autant plus qu’elle a compris les limites de la justice internationale au Rwanda : en vingt et un ans de procédures, 8 milliards de dollars (7,3 milliards d’euros) et seulement 72 génocidaires ont été condamnés. « Nous devons redécouvrir les mérites de l’arbre à palabres pour nos frères et nos sœurs enterrés dans les fosses communes, et pour nous-mêmes. Nous devons faire la paix avec les morts et entre les vivants. » Mais, dans une Centrafrique où les violences peuvent resurgir à tout moment, le temps presse pour agir. Déterminer le mandat de la future commission vérité. Trouver le bon équilibre entre la justice et le pardon. Répondre aux énormes attentes de la population en matière de réparation alors que l’Etat ne vit que de la charité internationale…
Pacte de non-agression
Mais le Rwanda, pays des Mille Collines, n’est pas la Centrafrique. En Centrafrique, il n’y a pas de vainqueur militaire, pas d’Etat fort, pas de sécurité, pas de population disciplinée qui répond à un président visionnaire à la poigne de fer. Il n’y a que d’énormes défis à relever, dont le désarmement des milices et le redéploiement de l’Etat sur tout le territoire constituent le hors-d’œuvre. Mais il y a aussi le côté lumineux de la Centrafrique : après les atrocités, la soif de paix parmi la population n’a jamais été si forte.
Des signes encourageants se multiplient. Ousmane Ali, président de la communauté musulmane dans le PK5, l’enclave musulmane à Bangui, va signer à son retour du Rwanda « un pacte de non-agression et de réconciliation » avec ses voisins chrétiens du quartier de Boeing dans le 4e arrondissement : « Depuis deux ans, nous enterrons nos morts où nous pouvons. Cet accord nous donnera accès à notre cimetière. Les milices anti-Balaka ne mettront plus d’entraves et, de notre côté, nous nous rendrons sans arme au cimetière. Le marché et les écoles seront ouverts à nouveau. »
Au moment de rentrer dans leur pays, les membres de la délégation centrafricaine repartent dynamisés et avec l’envie de partager leur expérience rwandaise. Ils repartent convaincus que si ce pays a pu se reconstruire après l’abîme d’un génocide, la Centrafrique pourra elle aussi se relever. Qu’elle devra trouver son propre modèle de réconciliation en fonction de son histoire et de sa situation spécifique. Ainsi que dit l’imam Kobine Layama, président de la Communauté islamique centrafricaine : « Les dents peuvent mordre la langue, mais la langue et les dents sont condamnées à vivre ensemble. »
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Pierre Hazan est conseiller spécial en matière de justice transitionnelle pour le Centre pour le dialogue humanitaire (Genève), et conseiller éditorial de justiceinfo.net.