A huit mois de la fin du mandat de l’Instance vérité et dignité (IVD), la commission vérité traverse depuis près de deux mois une situation marquée par des tensions internes. Les plus graves depuis sa mise en place en juin 2014. Enquête dans les coulisses d’une crise annoncée.
La bataille rangée entre Sihem Bensedrine présidente de la commission vérité, par le passé journaliste dissidente, figure emblématique de l’opposition et redoutable militante des droits de l’homme sous le régime de Ben Ali, et quatre de ses commissaires s’est déclenchée à la mi août. Communiqués de presse des quatre cadres en colère de l’IVD, qui lui étaient, il y a quelques mois encore pourtant acquis, sous forme de réquisitoires contre Sihem Bensedrine, et sa gouvernance « autoritaire » et « manquant de transparence financière ». Accusations de cabale et de « complot » de Sihem Bensedrine contre une commissaire et le sous directeur de la communication « travaillant pour les lobbys opposés à la justice transitionnelle ». Fuite de documents financiers relatifs au coût des deux premières auditions publiques. Mais aussi droit de réponse d’une juge révoquée par la présidente et accusant cette dernière d’ « interventionnisme », de « despotisme » et de « mauvaise gestion des deniers publics », menaces de démission, piratages de mails de membres de l’instance, procès des uns contre les autres…Les conflits à l’intérieur des murs de l’IVD, qui se chuchetaient jusque là, ont éclaté sur la place publique le 15 août dernier. Ils étaient toutefois latents, émergeant à une cadence intermittente depuis l’installation officielle de la commission vérité en juin 2014. Au bonheur de tous les adversaires du processus de justice transitionnelle, dont le président de la République Béji Caied Essebsi, qui a fait de « la fermeture de la page du passé » un slogan de campagne avant son élection à la tête du pays en décembre 2014.
Trois démissions et quatre révocations
Certes antérieurement l’image et la crédibilité de la commission vérité ont été écornées par son érosion progressive à la suite de la démission de quatre de ses membres et la révocation de trois autres par le Conseil de l’instance, organe collégial de délibération présidé par Sihem Bensedrine. Choisis par l’Assemblée nationale constituante de l’époque (décembre 2011-décembre 2014), dominée par les islamistes, sur la base de critères partisans, les membres de l’instance, quinze en tout, composant une équipe manquant de cohérence et de cohésion, se sont très vite affrontés et déchirés sur un plan personnel et idéologique.
« Je me suis rendu compte que lors des réunions du Conseil, ce n’était ni le bon sens, ni les intérêts d’ordre public, ni ceux concernant l’avancée du processus de justice transitionnelle qui primaient mais les appartenances des uns et des autres à un courant politique donné. A la fin c’était devenu intenable ! », témoigne sous le couvert de l’anonymat un ex membre de l’instance. Mais jamais encore quatre membres ne se sont opposés en bloc à la présidente, boycottant le Conseil là où tout se décide (choix des sujets des auditions publiques, achats, appels d’offres, recrutements, promotions, révocations…). Bien loin du quorum exigé par la loi, seuls cinq commissaires sur les quinze du départ et les 9 d’il y a deux mois assistent aujourd’hui aux réunions et entérinent les décisions du Conseil. Mais pourquoi les divisions s’aiguisent-elles aujourd’hui au point d’augurer une implosion prochaine ? A huit mois de l’achèvement du mandat de l’instance le 30 mai 2018 ?
Une administration parallèle pour mater les rebelles
Les quatre commissaires, Ibtihel Abdellatif, Oula Ben Nejma, Ali Radhouane Ghrab et Slah Eddine Rached dénoncent dans un communiqué de presse publié le 15 août la « décision unilatérale de Sihem Bensedrine de mettre fin au détachement de la juge Afef Nahali » et de chercher ainsi à « vider l’instance de ses compétences ». La magistrate était membre du conseil de discipline et dirigeait jusque là l’Unité d’interventions urgentes aux victimes au sein de l’IVD, une structure, enjeu de beaucoup de convoitises et a qui les autorités a versé depuis 2015 trois millions et demi de dinars (un million, 200 Euros).
Mais en vérité le contentieux entre les quatre rebelles et Sihem Bensedrine date du mois d’avril dernier. Lorsque les commissaires ont exigé de la présidente un changement de l’ordre du jour du Conseil. Ils revendiquent alors leur droit d’avoir des éclaircissements sur les avantages qu’elle est en train de distribuer sur son cabinet et sur les recrutements et les promotions administratives qu’elle engageait sans aviser quiconque de ses proches collaborateurs.
« Et depuis c’est une purge qu’elle installe contre ceux qui lui ont tenu tête », soutient Seif Soudani, le sous directeur de la communication, menacé lui aussi de limogeage pour avoir pris part au « complot ».
Selon un ancien commissaire, ne supportant surtout pas la contradiction, la tactique de Sihem Bensedrine consiste à créer des unités et des services parallèles à ceux dirigés par les cadres qui se rebellent contre elle.
« Le complot cible l’arrêt des auditions publiques »
Samedi après-midi. L’instance est déserte. Dans son bureau au 5ème étage du siège de l’Instance vérité et dignité au quartier de Montplaisir, à Tunis, Sihem Bensedrine laisse passer sur son visage des signes d’inquiétude mais se veut toutefois rassurante : « Il s’agit de notre dernier quart d’heure. Cette pression est normale. Elle était prévisible », déclare-t-elle.
« Arraissa » (la présidente), comme tout le monde l’appelle ici se réfère aux expériences comparées. Au Pérou, on a fini avec trois membres sur douze, au Maroc, très rapidement une grande personnalité a quitté le navire : « Toutes les commissions vérité ont connu des crises internes, car les autorités font tout pour les contrôler, les déstabiliser, les mettre sous tutelle, jeter de doute sur leur neutralité. Elles représentent un enjeu majeur, puisqu’elles elles touchent le cœur et l’avenir d’une société », affirme-t-elle.
Selon Sihem Bensedrine, « le complot », cible l’arrêt des auditions publiques (il en reste sept en tout), qui vont reprendre en octobre, promet-elle. Les deux cadres de l’IVD qui sont à la tête de ces manœuvres ont été « récupérés et manipulés par les lobbys de l’ancien régime », lâche-t-elle.
Aux accusations de dilapidations de fonds publics et de recrutements anarchiques et peu transparents afin de mettre en place une administration parallèle totalement obéissante à ses ordres, comme l’affirme entre autres Houcine Bouchiba, secrétaire général du Réseau tunisien de la justice transitionnelle, un front associatif proche du mouvement islamiste, très actif depuis le début du processus elle répond : « La gestion financière et administrative est une affaire technique. Ce sont les experts qualifiés qui peuvent la traiter. Le contrôleur aux comptes, qui nous suit de près a épluché toute notre comptabilité, il est en train d’achever son rapport financier : s’il laisse échapper la moindre irrégularité, il sera poursuivi par la justice pénale. D’autre part toutes nos dépenses ont été approuvées par les membres du Conseil ».
« Conflictuelle, machiavélique, dominatrice, tyrannique »
Oula Ben Nejma, fait partie des quatre commissaires dissidents. Avocate, elle continue à présider la commission à la fois stratégique et névralgique chargée des enquêtes et investigations sur les violations des droits de l’homme. De sa structure dépendent les réparations, urgentes et autres types de réhabilitations, mais aussi les vérifications quant aux récits et témoignages des victimes avant les auditions publiques et le transfert aux chambres spécialisées des dossiers relatifs aux atteintes graves aux droits de l’homme. Elle regrette plus que tout aujourd’hui la carte blanche donnée tout ce temps par ses collègues et elle à Sihem Bensedrine : « Nous voulions poursuivre le processus jusqu’au bout. Mais aujourd’hui nous ne pouvons plus douter les uns des autres : nous nous connaissons tous si bien. C’est en fait la personnalité conflictuelle, machiavélique, dominatrice et tyrannique de la présidente qui pose problème. Souvent elle nous a répété : « je suis l’IVD et l’IVD c’est moi. Pas d’IVD sans moi ». Elle n’a pas le droit de nous exclure de la décision. Nous avons été autant élus qu’elle par le Parlement. Son rôle en tant que présidente consiste à exécuter les décisions du Conseil ».
Réputés pour être proches du mouvement islamiste Ennahdha, Ibtihel Abdellatif, Oula Ben Nejma, Ali Radhouane Ghrab et Slah Eddine Rached, ont-ils lâché Sihem Bensedrine sur instruction du parti, d’autant plus que son chef, le Cheikh Rached Ghannouchi continue à filer le parfait amour avec le président BCE, à l’ombre d’un compromis politique, qui les fait partenaires du pouvoir depuis trois ans ? D’autant plus que l’IVD a annoncé qu’elle allait organiser bientôt une audition publique sur les événements de Seliana de novembre 2012, où une manifestation pour l’emploi a été violemment réprimée par la police (300 blessés dont la plupart à la chevrotine) de la Troïka, une coalition dirigée à l’époque par les islamistes ?
Tout pour bloquer le travail de l’Instance vérité et dignité
Si peu de personnes, notamment à l’intérieur de l’IVD, croient à cette version de l’origine de la crise, nul ne peut nier à quel point le pouvoir a tout fait pour saboter et bloquer le travail de la commission vérité. Dénigrées par les médias mainstream proches du président de la République et du Parti Nida Tounes dont il est le fondateur, les auditions publiques des victimes de la dictature, une douzaine jusque là, inaugurées en novembre 2016, ont recueilli peu à peu une indifférence forcée. De quatre télévisions diffusant au début en direct les audiences, seule la chaine nationale continue à passer ce programme. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a de son côté mis plus qu’un an pour répondre à la requête de l’IVD et de plusieurs organisations de la société civile pour replacer les membres manquants à l’IVD, comme la loi l’exige.
« Cette lenteur prouve à quel point la volonté politique manque afin de donner à la commission vérité les moyens nécessaires à la poursuite de son travail dans de bonnes conditions », juge Antonio Manganella, directeur du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières (ASF), une organisation internationale très impliquée dans l’appui du processus de justice transitionnelle en Tunisie.
D’autre part, l’IVD a souvent alerté l’opinion publique quant à l’absence totale de collaboration du chargé du contentieux de l’Etat, lors des séances d’arbitrage avec les hommes d’affaires accusés de malversations financières (l’Etat étant la véritable victime dans cette affaire). Le gouvernement a-t-il bloqué la commission d’arbitrage de l’IVD pour démontrer que l’Instance est inefficace en matière de résolution des problèmes économiques en vue de mettre en avant la commission de conciliation proposée par le projet de loi sur la réconciliation financière et administrative ? C’est ce qu’a clamé en tout cas à longueur de cette année des membres de l’IVD ainsi qu’une partie de la société civile avant l’adoption le 13 septembre 2017 de la loi relative à la « Réconciliation administrative » qui, « permettrait aux fonctionnaires les plus impliqués dans la corruption sous l’ancien régime de reprendre leur position de force, en toute impunité », a averti récemment Human Rights Watch.
Une personnalité complexe que l’adversité stimule
« Nous finissons sur une note d’inachevé et d’amertume. Nous ne serons pas en mesure de pérenniser le processus à la fin prochaine du mandat de l’IVD », regrette Raoudha Gharbi, militante des droits de l’homme et une des victimes des régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali.
Il fait nuit dans son bureau perché sur le sommet du siège de l’IVD. Sihem Bensedrine s’accroche plus que jamais à son projet. Elle ne prête pas beaucoup d’intérêt aux tentatives de médiation du Haut commissariat des droits de l’homme pour trouver une issue à la crise. Ni d’autres ONG et personnalités politiques influences de l’opposition. « Araissa » étale devant nous son planning qui prévoit la fin des de travaux de l’instance au délai prescrit par la loi : « Première semaine d’octobre : présentation de notre stratégie sur les réparations. Deuxième semaine d’octobre : transfert des dossiers aux chambres spécialisées. Quatrième semaine d’octobre : mise en œuvre du programme de réparations. Début octobre : adoption de la stratégie sur la mémoire. Octobre : rédaction du premier draft du rapport final. De novembre à mars : production des rapports des équipes par secteurs… », continue à égrener Sihem Bensedrine.
Fuite en avant, où plutôt mise à nu de l’autre versant de sa personnalité complexe ? « Déterminée, forte, battante, courageuse, volontariste, stimulée par l’adversité et la pression », comme aime la taxer, avec une pointe de tendresse, le très scrupuleux juge administratif Mohamed Ayadi, qui a travaillé à ses côtés pendant plus d’une année. Il a fini lui aussi par la…quitter.