Pour le sociologue André Guichaoua, spécialiste de la région des Grands lacs africains, la répression s’abat sur tous les démocrates burundais depuis 2015, même si « les appels directs ou indirects à la mobilisation ethnique se sont développés à l'initiative de cadres et de militants du parti au pouvoir CNDD-FDD, pour faire taire ses propres opposants et remobiliser des partisans sur le thème de l'ethnie majoritaire » hutu. Dans sa radicalisation face à ce qu’il croit être une menace d’anéantissement depuis l’extérieur, le noyau autour du président Pierre Nkurunziza « invite avec fermeté » sa population déjà « paupérisée et pressurée» « à participer massivement aux innombrables manifestations officielles de soutien à sa politique et à se soumettre aux mesures d'austérité ainsi qu'aux multiples prélèvements de l'État et du parti CNDD-FDD », affirme encore l’universitaire français, dans un entretien avec JusticeInfo.Net.
JusticeInfo: Quelle est votre évaluation de la situation actuelle des droits de l'homme au Burundi? Existe-t-il encore un risque de génocide comme le prédisaient certains observateurs l'année dernière?
Guichaoua: Il est très difficile d'apprécier précisément un tel risque dans une région régulièrement affectée par des massacres de masse lorsque la mémoire collective rappelle sans cesse qu'anticiper est une obligation vitale.
Lorsque des tensions politiques adviennent, une vigilance constante redoublée d'une grande prudence s'impose donc à tous les observateurs pour éviter de ranimer les peurs et les plaies du passé à des fins politiciennes. Il faut aussi rappeler que les mobilisations spontanées puis l'imposant mouvement social et politique déclenchés par le coup de force du 3ème mandat du président Pierre Nkurunziza ont dès le départ associé des manifestants hutu comme tutsi, quels qu'ils soient, y compris dans l'appareil d'État et les forces armées intégrées. Les appels directs ou indirects à la mobilisation ethnique se sont développés à l'initiative de cadres et de militants du parti CNDD-FDD pour faire taire ses propres opposants et remobiliser des partisans sur le thème de l'ethnie majoritaire …
Le rapport de la commission d'enquête des Nations unies sur le Burundi rendu public le 4 septembre dernier souligne clairement l'existence d'exactions à caractère ethnique (arrestations, tortures, violences sexuelles, insultes, etc.) mais précise tout aussi clairement ne pas être en mesure d’établir l’existence d’une volonté politique de détruire en tout ou en partie ce groupe ethnique. La répression s'abat depuis mai 2015 sur tous les démocrates attachés à l’Accord d'Arusha et à la constitution qui ont permis le retour à la paix et l'instaurationd'une démocratie pluraliste.
La lenteur de la Cour pénale internationale (CPI) dans le dossier burundais ne contribue-t-elle pas à l’exacerbation des violations des droits de l'homme dans le pays ?
Depuis la fin de l'année 2015, la Cour Pénale Internationale reçoit régulièrement des rapports de diverses sources – pays, organisations, témoins installés à l'extérieur du Burundi ou susceptibles d'y être joints pour ceux qui y résident - qui documentent une large part des exactions et crimes commis dans le pays. La Commission des droits de l'homme du Haut Commissariat des Nations unies a notamment diligenté une mission d'enquête internationale de l'ONU qui n'a pas été autorisée à se rendre au Burundi. Après plusieurs mois d'investigations menées dans les pays voisins et auprès de toutes sources vérifiables, elle a remis son rapport en août dernier. Ses informations sont précises et documentées. Suffisantes, assurément, pour demander à la CPI d'instruire des poursuites sur de possibles crimes contre l'humanité.
Mais, comme chacun le sait, les engagements de la CPI varient au gré des intérêts des États, tous attachés à la défense de leur souveraineté. Certes, la Cour peut intervenir si un État refuse de poursuivre des personnes qu'elle recherche mais le contexte régional ne s'y prête guère depuis que l'Union africaine s'est prononcée en faveur de la rupture avec la CPI. Une proposition portée par le Rwanda et que le parlement du Burundi a anticipée en votant son propre retrait avec effet au 26 octobre 2017.Une démarche suivie ensuite par d'autres pays africains.
Les manœuvres diplomatiques qui ont prévalu les 28 et 29 septembre lors de la session de la Commission des droits de l'homme des Nations unies à Genève donnent la mesure des clivages qui divisent les pays et de l'importance des enjeux qui entourent toute décision.
En proposant au vote une motion de dernière minute annonçant le souhait soudain du Burundi de coopérer à une enquête "indépendante", le Groupe Afrique affichait son hostilité à toute mise en cause du régime burundais. Il savait bien qu'il ne pourrait empêcher ensuite le vote de la motion présentée par l'Union européenne demandant la saisine de la CPI mais le vote de deux résolutions contradictoires défiait ouvertement la CPI qui ne dispose plus que de quelques jours pour se décider avant la prise d'effet du retrait effectif du Burundi de l'institution.
La stratégie de la rhétorique contre l’ONU et l’UE est-elle payante pour le régime Nkurunziza?
Payante ou non, cette rhétorique est la réponse obligée d'un régime qui affiche sa radicalisation et sa détermination face à une succession d'agressions extérieures présumées visant, selon lui, à l'anéantir. Et à travers lui, remettre en cause les forces qui ont assuré la libération du pays après dix ans de guerre civile.
La sécurisation aux frontières et la reprise en main à l'intérieur du pays ayant dissuadé les velléités d'intervention régionale et internationale directes, les autorités burundaises considèrent que les actuelles poursuites engagées contre elles au nom de la défense des droits de l'homme sont pour les institutions internationales un moyen de contourner les vetos de la Chine et de la Russie au Conseil de sécurité de l'ONU. Ces vetos ont bloqué les tentatives des pays occidentaux d'envoyer au Burundi des forces de sécurité étrangères sous mandat des Nations unies.
En assimilant les actions de déstabilisation menées par ses opposants réfugiés à l'étranger (notamment au Rwanda et en Europe) et leurs soutiens étrangers coordonnés à "Bruxelles", les autorités burundaises dénoncent une double tentative de restauration des régimes militaires tutsi et d'une tutelle néocoloniale.
Le combat pour l'indépendance et la souveraineté nationales justifie alors tous les sacrifices actuellement demandés au peuple burundais sommé d'afficher un soutien total et indéfectible envers le régime et ses dirigeants. Très concrètement, les populations sont invitées avec fermeté à participer massivement aux innombrables manifestations officielles de soutien à sa politique et à se soumettre aux mesures d'austérité ainsi qu'aux multiples prélèvements de l'État et du parti CNDD-FDD.
Alors que la plupart des bailleurs de fonds internationaux n'ont maintenu que leurs financements indirects et l'aide humanitaire au pays, la population paupérisée et pressurée est érigée en rempart d'un noyau dirigeant bunkérisé durablement accroché au pouvoir.
À la tête d’un pays qui était déjà classé au dernier rang de la planète, selon le PIB par habitant, celui-ci se doit de prouver chaque jour quele Burundi n'est pas "au bord du gouffre".
L’escalade verbale de Bujumbura contre le voisin rwandais semble avoir diminué. Comment expliquer cela ? Un début de normalisation?
Forcé en 2013 de renoncer à son emprise indirecte via le M 23 (ndlr : Mouvement du 23 Mars, un groupe rebelle congolais) sur l'est de la RDC, puis dissuadé en 2016 de soutenir ouvertement une rébellion armée aux frontières du Burundi et/ou d'y intervenir militairement, tous les observateurs estimaient que le Rwanda s'accommoderait d'un Burundi exsangue et absent de la scène régionale en raison de la politique de la chaise vide menée par le président Nkurunziza qui ne participe plus guère aux réunions régionales et internationales.
Tous les observateurs pensaient aussi que l'ambition du président Paul Kagame de capitaliser ses performances en matière de gouvernance autoritaire et d'efficacité gestionnaire à l'échelle régionale et internationale l'obligerait à se hisser au-dessus des enjeux prosaïques de la région des Grands lacs. Candidat annoncé puis confirmé à la tête de l'Union africaine, il lui était désormais difficile d'en être juge et partie pendant les trois années du triumvirat en responsabilité. Assurément aussi, l'espoir d'un retour à des rapports de non-belligérance avec le Burundi sous-tendait le choix réaliste - et obligé -de ses pairs. Ils s'en félicitaient d'autant plus que l'activisme déployé en 2016 pour obtenir de l'Union africaine le vote des textes lançant le processus de création d'une Cour africaine de justice puis en 2017 pour valider le projet de réforme de l'organisation africaine avait été à chaque fois contenu.
La désillusion a été forte fin septembre lorsque le Rwanda s'est désolidarisé avec éclat du Groupe Afrique lors de la session annuelle du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies à Genève en faisant campagne contre sa motion de soutien aux autorités burundaises menacées de poursuites devant la CPI et en votant celle de l'Union européenne favorable à leur déclenchement. Le message a suscité de très vives réactions à Bujumbura et probablement mis un terme aux médiations régionales (financées par l'UE !). Voilà une entrée en matière qui situe les exigences et les façons de faire du futur président en exercice ( ndlr : de l’Union africaine).
La relance du dialogue inter-burundais est annoncée pour ce mois d’octobre?Un face-à-face est-il possible cette fois-ci entre le gouvernement et l’opposition en exil regroupée au sein du Conseil National pour le respect de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi et de l’Etat de droit (Cnared) ?
Les diverses volte-face qui ont accompagné les précédentes tentatives de relance dissuadaient les prédictions concernant un dialogue au point mort depuis février dernier et dont les autorités burundaises avaient annoncé que la prochaine session serait aussi la dernière avant le rapatriement sur le sol national. Le 5 septembre, lors de l'annonce de la tenue prochaine de cette réunion en octobre par le porte-parole du Facilitateur, Benjamin Mkapa, après ses entretiens avec l’Ombudsman du Burundi, Édouard Nduwimana à Dar-Es-Salaam, celui-ci ne précisait pas cependant si la demande de l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies au Burundi, Michel Kafando, d'aller au dialogue inclusif impliquant l'opposition exilée et celle de l'intérieur, avait été acceptée par les autorités burundaises. Ce qui était très peu probable.
Après le vote de la motion de la Commission des droits de l'homme de Genève favorable aux poursuites contre le Burundi, la réaction immédiate de l'Ombudsman burundais en charge des négociations avec la médiation régionale a été claire : "Les résolutions initiées par l'UE et celles des enquêteurs mettent en péril le processus de dialogue piloté par Mkapa et l'effort de paix". De là à penser que le baroud d'honneur du Groupe africain sollicité par le Burundi avait comme principal objectif de lui permettre de quitter la scène dignement…
Quelles sont les forces et faiblesses des deux camps – gouvernement et Cnared- à la veille de la relance?
Les mêmes que celles qui ont conduit à l'échec de la session du début de l'année. D'un côté, les autorités verrouillent plus que jamais l'espace politique interne et préparent activement la transition constitutionnelle qui assurerait une emprise incontestée et durable du CNDD-FDD sur les institutions du pays : "Nous resterons au pouvoir au moins autant que les trois décennies des régimes militaires", selon la très sérieuse boutade d'un haut dirigeant du CNDD-FDD.
Comment le CNARED toujours divisé et sans vrai leadership pourrait-il négocier dans le rapport des forces actuel le retour au pays des opposants en exil et le rétablissement d'un cadre démocratique ? Une issue impensable pour le noyau dirigeant du CNDD-FDD au regard du coût prohibitif qu'il a déjà imposé au pays pour rester au pouvoir.