« Les tombeaux de la dignité » est une performance artistique présentée par Sadika Keskes, dimanche 1er octobre, pour reconstituer le drame des migrants emportés par les flots. Une manière de rendre également possible un deuil difficile.
Fuyant la précarité, la misère, la persécution, l’horreur et la guerre, ils voient leur rêve d’une vie meilleure se fracasser sur les vagues et périssent dans quelques naufrages au large. Les corps de tous ces migrants sont refoulés par la marée, et le vent du large les ramène souvent sur les côtes tunisiennes. Aux abords de la petite ville de Zarzis, au sud du pays. Là ils sont ensevelis dans une ancienne…décharge municipale.
C’est pour rendre leur humanité à ces milliers de cadavres sans nom, sans adresse et sans cercueil, que l’artiste Sadika Keskes, connue à travers le monde pour ses sculptures en verre soufflé exposées à Venise, Paris, Saragosse, Norvège, Grèce, Genève…, a monté une performance intitulée « Les tombeaux de la dignité ».
Une performance présentée dimanche dernier dans le cadre de l’événement : « L’Art Contemporain en Tunisie, un Possible Potentiel » (30 septembre-3 octobre), initié par Sadika Keskes. Une manifestation, qui a invité une dizaine de médias français et italiens à venir découvrir toute la palette de la créativité tunisienne dans le domaine de l’art contemporain.
En souvenir du petit Ailan…
En revisitant des sculptures, qu’elle avait exposées à Kasserine en 2012 - centre ouest de la Tunisie, qui a plus le plus lourd tribut de la révolution de 2011- à la mémoire des « martyrs » de la révolution, l’artiste Sadika a pensé à toutes ces familles, interdites de deuil de leurs proches par manque de sépultures. Ainsi selon l’agence Frontex, environ 1000 Tunisiennes et Tunisiens ont péri en Méditerranée depuis les évènements du « Printemps » arabe de 2011. Pour toutes ces familles de disparus, et sur le plan symbolique que rend possible l’art, Sadika Keskes a reconstitué le cérémoniel de l’enterrement avec tout ce qu’il comporte d’empathie et de recueillement.
« Cette performance est en réalité un cri. Rien n’est plus violent qu’un enterrement. Cette violence va peut être bousculer les politiques. Ceux de l’autre bord surtout, qui enferment l’Europe dans des frontières étanches. Un jour ou l’autre, elles exploseront », affirme Sadika Keskes.
Dans son atelier, à Gammarth, tout près de Carthage, l’artiste a construit sept tombeaux en verre, dont un tout petit. Afin de rappeler probablement le drame du jeune syrien Ailan, 3 ans : son cadavre échoué sur les côtes turques avait bouleversé le monde il y a deux ans.
«L’humain a-t-il encore de la valeur ? »
Le cortège funèbre, qui réunit beaucoup d’artistes ce dimanche après-midi quitte la maison de Sadika Keskes, à Gammarth, vers 16h30. Il se dirige vers la plage attenante, emportant un cercueil en verre bleu et un autre, de taille réduite, immaculé de blancheur. Arrivés sur la plage, l’artiste avec plusieurs de ses amis entrent dans une mer agitée et accrochent le tombeau bleu à un pilier en acier enfoncé dans le sable. La sculptrice fait corps avec son œuvre. L’opération n’est pas simple et l’effort est presque surhumain contre les vagues, assez violentes ce jour là, à l’image du péril qu’affrontent les migrants dans des embarquements de fortune. Cinq autres tombeaux avaient été fixés de cette façon le matin même par le même groupe.
Sa mission accomplie, Sadika sort de la mer les larmes aux yeux. L’émotion est contagieuse. Le public applaudit. Devant lui six tombeaux flottent à près de dix mètres de la plage.
« Le monde est devenu fou. Lorsque je vois tous ces cortèges de naufragés, je me pose des questions. Est-ce que l’humain a encore de la valeur ? La matière prime-t-elle sur tout ? Pourquoi alors encore la philosophie ? », s’interroge l’artiste.
Défenseuse d’un monde sans visas
Sadika partira dans un voilier le 6 octobre à Lampadusa pour refaire la même procession en Italie, le 8 octobre. Critique par rapport à la politique d’immigration restrictive de l’Union européenne, défenseuse d’un monde sans visas, en accord avec l’idée de la mondialisation, elle sillonnera avec son installation d’autres lieux, d’où partent ou arrivent les migrants.
« Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas retenu la leçon tunisienne, qui a accueilli, à un moment difficile de sa transition un million et demi de Libyens en 2011. On leur a ouvert nos portes, partagé avec eux l’eau et le pain. Alors qu’est ce que 240 000 migrants pour une Europe vieillissante ? », réfléchit Sadika.
Sur le bord de la plage, le petit cercueil blanc reste sur le bord de la plage. Au même endroit où l’enfant Ailan a été retrouvé sans vie un 4 septembre 2015 sur les rivages nord de la Méditerranée. Presque deux ans jour pour jour après sa tragique noyade. L’art sert aussi à fixer la mémoire et à conjurer l’oubli.