La Tunisienne Reem Bouarrouj, médecin d’urgence, est la première femme arabe à avoir opéré des missions de secours en Méditerranée destinés aux migrants clandestins. Elle en garde les traces d’une expérience humaine à nulle autre pareille
Tous ceux qui l’ont écoutée présenter, sur un ton décidé, les chiffres de la migration clandestine en Tunisie lors d’une conférence de presse organisée par le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES), ne se doutent pas du degré d’engagement de Reem Bouarrouj pour une cause, qu’elle porte depuis longtemps. Celle de la dignité de milliers d’individus de par le monde fuyant ici la pauvreté et la précarité et plus loin la guerre et les conflits inter ethniques, affrontant par la suite l’enfer des camps de réfugiés libyens et enfin le péril des eaux. Car Reem Bouarrouj, 31 ans, médecin du SAMU, est avant tout une femme d’action. La preuve, elle a pendant trois mois, été sauveteuse en Méditerranée, à bord de l’Aquarius, un navire de recherche et de sauvetage affrété par les ONG Médecins sans frontières (MSF) et SOS Méditerranée.
Si son envie de continuer le combat pour alléger les souffrances de populations vulnérables n’a jamais été aussi forte, elle garde de cette expérience, qui s’est déroulée de mars 2017 à juin 2017, la durée moyenne de telles missions très éprouvantes sur le plan physique et psychologique, des images de détresse inoubliables.
Méditerranée : la plus meurtrières des routes migratoires
Nous l’avons rencontrée la première fois au bord de la Méditerranée, plus exactement sur la plage de Gammarth, dans les environs de Carthage. Elle était venue assister à la performance de l’artiste Sadika Keskes, « Les tombeaux de la dignité », un travail artistique d’une grande force émotionnelle par lequel la sculptrice a voulu reconstituer le drame des contingents de migrants emportés par les flots. La performance ressuscite chez Reem Bouarrouj un sentiment de révolte : « En quelques années, la Méditerranée est devenue la route migratoire la plus meurtrière du monde. Sur 5 400 personnes décédées en 2015 sur les routes de l’exil, 3 700 ont péri dans cette mer devenue un vrai cimetière ».
Un monde sans frontières aucunes, c’est cette idée qui mobilise le plus la jeune femme au sourire imperturbable. Car dit-elle : « On assiste à un des plus grands drames du millénaire sans pouvoir faire grand-chose, puisque la vie humaine dépend d’enjeux politiques. Ces morts ne sont plus considérés que comme des chiffres sur des rapports et non plus comme des êtres humains qui avaient une vie, une famille et des rêves ».
« Mes premiers mots, mes premiers gestes de secours »
Partir en mission humanitaire est un rêve de toujours chez Reem Bouarrouj. A 27 ans, son diplôme de médecine en poche, elle est emportée par le bonheur le jour où sa candidature est retenue par Médecins sans frontières, en raison d’un CV très fourni, attestant de son engagement auprès de plusieurs associations, dont Médecins du Monde, en tant que chargée de communication. Maitrisant parfaitement l’anglais et le français en plus de la langue arabe, elle s’activera sur l’Aquarius en tant que médiatrice culturelle.
« Je suis la première personne à entrer en contact avec les hommes, les femmes et les enfants embarqués dans de fragiles bateaux de fortune en bois ou en plastique. Lorsque je m’approche d’eux à bord d’un canot, laissant l’Aquarius derrière moi, je dois absolument les rassurer pour garantir que tout le processus de secourisme se déroule bien. Mes premiers mots consistent à leur expliquer qui nous sommes et où ils se trouvent. Je leur distribue les gilets de sauvetage et demande s’il y a des blessés ou des morts à bord, je m’occupe par la suite avec un médecin des femmes et des enfants, tout en signalant au capitaine les diverses données recueillies à propos de la situation des migrants », explique Dr Bouarrouj.
Mission accomplie : sauver 1004 personnes en 36 heures
Parmi ses plus dangereuses et complexes missions, Reem Bouarrouj reste marquée par ce qui s’est passé le 23 mai 2017. Son équipe a alors secouru, le long de 36 heures de travail à la chaine, au large des côtes libyennes un record de…1004 personnes en détresse ! En majorité provenant d’Afrique Subsaharienne : Nigéria, Erythrée, Guinée, Cote d’Ivoire, Gambie, Soudan. Ils étaient à bord de onze embarcations, neuf bateaux pneumatiques et deux canots en bois.Alors que les opérations de sauvetage de SOS Méditerranée et MSF étaient engagées, elles ont été interrompues par des tirs d’arme à feu de la part d’un bateau de garde-côtes libyen. « C’était l’horreur, on entendait des cris de toutes parts, certains migrants plongèrent dans la mer. Par miracle nous avons réussi à sauver tout le monde », se rappelle Reem Bouarrouj.
Viol, torture et esclavagisme: l’horreur des camps libyens
Pour tous ceux qui ont fait un passage par les camps de réfugiés en Lybie, le péril des eaux est mille fois plus clément que les conditions des centres de rétention libyens. Dans un pays à la situation chaotique, où de nombreuses milices se disputent un pouvoir totalement décentralisé, la plupart des Subsahariens s’y sont retrouvés dépouillés, sous la coupe de réseaux criminels, exploités, abusés, emprisonnés, battus, torturés. Les femmes y sont systématiquement violées, parfois sous les yeux ahuris de leurs enfants. Les hommes y sont vendus et revendus, loués à la journée pour trimer comme des bêtes dans les champs. Ce sont là quelques unes des histoires que Reem Bouarrouj à écoutées sur le navire l’Aquarius flottant vers l’Italie. « Devant de telles horreurs, je me sentais coupable d’avoir été épargnée par la vie. J’avais presque envie de m’excuser auprès de ces hommes et de ces femmes… », confie la jeune femme.Des récits, que confirment et documentent des organisations internationales comme Oxfam, Unicef, Amnesty International, et Human Rights Watch (HRW). « L’Europe est complice de ces crimes. Il n’y a pas de vrai Etat en Lybie. L’Europe négocie avec des milices pour retenir les réfugiés en Lybie », soutient le médecin.
La colère toujours vivace des mères des disparus
A côté de son travail de médecin du SAMU, Reem Bouarrouj, occupe aujourd’hui le poste de Chargée de la migration au sein du département de recherche sur la migration du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux, une organisation non gouvernementale engagée pour la défense des populations vulnérables. Reem Bouarrouj y dirige un observatoire de la migration.
En Tunisie, terre de départ clandestins vers l’Europe, le dossier des disparus en Méditerranée reste toujours ouvert. Le gouvernement tarde à donner des réponses à des centaines de familles dont les proches n’ont plus donné signe de vie depuis janvier 2011, lorsqu’au moment de la révolution tunisienne, profitant d’une baisse de la vigilance des gardes frontaliers, 27 684 Tunisiens auraient pris la mer, selon l’agence Frontex, en passant par le canal de Sicile. Environ 1000 sont morts ou portés disparus. Les mères de ces migrants perdus en mer ou ailleurs -que soutient le FTDES- munies des portraits de leurs fils, continuent à organiser depuis sept ans des sit in de protestation, y compris devant le ministère des Affaires Etrangères, sans que l’Etat ne semble exprimer un vif intérêt face à ce drame. Au cours de la conférence de presse tenue par Reem Bouarrouj il y a deux jours, la militante a tiré la sonnette d’alarme : « En seulement trois mois, de juillet à aout 2017, 1040 personnes tentant de partir illégalement vers l’Italie ont été arrêtées par la police tunisienne. Ce qui équivaut à une progression supérieure à 1,7 fois par rapport au premier semestre 2017 ». Une vague migratoire que Dr Bouarrouj explique par l’augmentation du sentiment de détresse, de mal être et d’incertitudes économiques chez les jeunes de moins de trente ans pour les quels la transition tunisienne rime avec trahison des rêves et revendications de la révolution tunisienne de janvier 2011.