31.10.08 - RWANDA/EDITION - UN GENOCIDE "POPULAIRE" SELON LE LIVRE DE JEAN PAUL KIMONYO

Arusha 31 octobre 2008 (FH) - L'exécution du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 fut possible grâce à la participation massive de la population, rappelle et démontre l'historien rwandais Jean-Paul Kimonyo, dans Rwanda, un génocide populaire, paru il y a quelques mois aux éditions Karthala.

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Que ce soit pour dénoncer des fuyards, participer à des barrières ou des battues, aider à regrouper la population tutsi ou tuer aux côtés des milices et des forces armées, Un génocide populaire, tiré d'une thèse soutenue à Montréal en 2003, rappelle la participation d'une grande partie de la population hutu aux massacres.

« Dans un pays exigu dont neuf des dix préfectures rurales partageaient une longue frontière avec un pays étranger, dans un contexte de dénuement logistique et d'infrastructures pour les tueries, la question du contrôle physique des victimes dispersées sur le territoire a été d'une importance capitale pour la réussite du génocide total des Tutsi rwandais », considère M. Kimonyo.

A partir d'archives souvent inédites et d'enquêtes de terrain, Kimonyo analyse dans le détail l'évolution socio-politique de deux préfectures du sud, Butare et Kibuye, et de deux communes au sein de ces préfectures : Kigembe et Gitesi. Trente pour cent de la population tutsi du Rwanda habitait dans ces deux préfectures éloignées de la guerre, ce qui a permis à l'historien d'avoir « une meilleure appréhension des dynamiques politiques et sociales sous-jacentes à l'exécution du génocide ».

Kimonyo rappelle d'abord la crise économique et sociale majeure qui touche le Rwanda à la fin des années 80 : croissance démographique importante, épuisement et raréfaction des terres, manque de devises suite aux baisses des cours de thé et de café, dévaluations, disettes à répétition... Ce qui entraîne une hausse « spectaculaire » du banditisme et de la criminalité. L'auteur qualifie ces frustrations et cette violence structurelle de « rébellion furtive », « de basse intensité », non ouvertement politique mais à relier aux promesses de développement non tenues du régime en place.

Cependant, selon Kimonyo, « l'âpreté » des relations sociales au Rwanda est antérieure. Dès la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la pression foncière est importante, et « un climat de rapacité des relations sociales a fini par vider de leur sens les institutions traditionnelles de [...] régulation sociale ». L'Eglise catholique et les puissances coloniales, tout en radicalisant les identités politiques Hutu/Tutsi en voie de cristallisation, ont échoué à imposer des normes éthiques de substitution. De plus, depuis la révolution de 1959 se répète régulièrement ce qui est devenu un « trait de culture politique populaire » : « la violence prédatrice contre les Tutsi », ajoute-t-il.

Aussi, Kimonyo estime insuffisantes les analyses expliquant la participation populaire au génocide par « la supposée profonde culture d'obéissance des paysans rwandais à l'autorité étatique ». Cette « anomie sociale » témoignerait au contraire d'une profonde volonté de changement de la paysannerie acculée. Ce désir est « d'abord investi dans le multipartisme avant de tenter de trouver sa voie de réalisation dans le génocide, tout en offrant un formidable potentiel de mobilisation pour les élites politiques ». C'est sur ce terrain privilégié que se greffent des facteurs politiques pouvant expliquer la mobilisation de la paysannerie « dans la voie étroite du génocide total ».

Les partis d'opposition, essentiellement le MDR, héritier du MDR-Parmehutu (1959-1963) au discours ethnique virulent, jouent un rôle important. Face a eux, le MRND se radicalise, poussé par quatre facteurs : la guerre menée par le FPR à majorité tutsi, sa propre contestation par les partis d'opposition, les accords d'Arusha et l'assassinat par des officiers tutsi du président burundais hutu Melchior Ndadaye en 1993.

Mais, observe Kimonyo, l'ancien Parti-Etat est en perte d'influence dans le Centre, le Sud et une partie de l'Ouest, région où vivait la majeure partie de la population tutsi. A lui seul, il ne peut mobiliser suffisamment. Ces dernières régions, et notamment les préfectures considérées par l'auteur, sont plutôt favorables au MDR, en continuité avec un soutien traditionnel au MDR-Parmehutu, à l'époque mené par le précédent président de la République, Grégoire Kayibanda, originaire du sud du pays alors qu'Habyarimana vient du Nord. En gardant le même nom, le MDR, après des débats internes entre « rénovateurs » et « conservateurs », reprend sa « politique de violence et de division ».

Chronologiquement, Kymonio relève un fait important : les violences ethniques dans ces régions se sont développées après la démocratisation de 1991, mais avant l'offensive du FPR du 8 février 1993, avant l'apparition de la coalition Hutu-Power et avant l'assassinat de Ndadaye. Ce qui lui permet d'écarter les thèses expliquant la radicalisation de la population hutu par ces évènements. La mobilisation par les partis politiques semble en revanche essentielle.

Ces violences, qu'avivent la guerre et les massacres de Tutsi dans les régions contrôlées par le MRND, se produisent avant le génocide dans les communes où le MDR est le plus actif. Après le 6 avril, en continuité avec la première période du multipartisme, Kymonio note dans les deux préfectures des différences de comportement liées aux appartenances politiques : « L'entrée rapide dans le génocide (MDR/MDR-Parmehutu), l'entrée plus tardive sous la pression venue du sommet de l'Etat (PSD/Aprosoma) et un comportement de résistance organisée rassemblant Hutu et Tutsi (PL/UNAR et PSD/Aprosoma). »

Avec l'élimination des leaders politiques opposés à la coalition Hutu-Power se crée une « unanimité politique contrainte pour le génocide ». La voie est alors libre pour que tous les moyens de l'Etat se mettent au service du projet génocidaire. Au niveau local, « cette cohésion cognitive en faveur de la politique des massacres [a découragé] les velléités de résistance individuelles ou localisés ».

L'historien pondère le rôle des médias et la thèse de la manipulation des populations par les élites. Si les médias furent « des guides d'action », leur impact était relatif. Par exemple, dans la commune de Kigembe, le climat social se détériore après le 6 avril, « non pas sous l'effet de la propagande de la radio qui expliquait que le FPR et les Tutsi de l'intérieur étaient une menace, mais plutôt sous l'effet de l'annonce des tueries qui avaient débuté dans la commune voisine de Nyakizu et de l'exemple qui était ainsi donné ».

Pour Kimonyo, c'est à ce stade qu'interviennent, « dans un rapport d'interaction causale complexe », les facteurs sociaux - faim, manque de terre, horizons professionnels bouchés pour les plus éduqués... - pouvant déterminer un passage à l'acte dans l'espoir de profits et d'accaparation, ou même de simple survie sociale. Dans ce contexte, sous la pression des premiers tueurs (appartenant au MDR ou venus de zones contrôlées par le MRND), ces opportunités de « pillage et de gains fonciers » auraient davantage déterminé le changement d'attitude de communautés jusque-là pacifiques qu'une peur liée spécifiquement au FPR et à son association avec les Tutsi du voisinage.

La thèse d'une peur et d'une colère des Hutu en général suite à la mort d'Habyarimana, qui aurait conduit à une mobilisation populaire « spontanée », est d'ailleurs à relativiser pour les régions éloignées des combats : le sentiment de peur (rarement exprimé dans les premières semaines du génocide lors desquelles l'essentiel des massacres eurent pourtant lieu) dépendait beaucoup des appartenances politiques, c'est-à-dire de la réceptivité des partisans de certaines formations à la propagande locale. Cet attentat a été exploité à des fins de dramatisation, « selon l'alternative ‘c'est eux ou nous' » : aussi est-il moins important, pour déterminer les responsabilités dans le génocide, de connaître les auteurs de cet attentat que ceux qui ont manipulé cet événement, estime Kimonyo qui rejoint sur ce point Human Rights Watch.

Enfin, l'historien minimise, parmi les motivations des acteurs, le sentiment d'appartenance ethnique. Ce facteur culturel, d'après toute son étude, apparaît second après les motivations politiques et idéologiques. « Nous suggérons que la désignation de la communauté tutsi de l'intérieur comme ennemi et sa destruction subséquente dérivent beaucoup des fondements idéologiques du régime républicain issu de la révolution sociale de 1959 qui l'avait désignée comme une communauté politique illégitime », conclut-il.

Il rappelle, entre autres, que jusqu' en 1990, nombre de communautés connaissaient encore une forte dynamique d'intégration Hutu/Tutsi (unions matrimoniales, convivialité régie par des pratiques traditionnelles...) Ce qui expliquerait la relative résistance de certaines d'entre elles à l'entrée dans le génocide, et en contredit les interprétations « essentialistes » . Lire le conflit rwandais comme une guerre ethnique entre deux entités en conflit séculaire permet également « d'amoindrir la responsabilité morale et politique des dirigeants qui ont mené le génocide », ajoute Jean-Paul Kimonyo - à laquelle s'ajoute celle de ceux qui l'ont laissé se produire.

BF/PB/GF

© Agence Hirondelle