À l'approche des élections présidentielles de l'année dernière, le président gambien Adama Barrow avait choisi de constituer une alliance politique avec le parti de l'ancien dirigeant autoritaire Yahya Jammeh. S’il a obtenu le soutien partiel de ce parti, Barrow a perdu la bénédiction de ce dernier, qui a continué à faire campagne contre lui depuis son exil en Guinée équatoriale. Cependant, d’anciens fervents partisans de Jammeh occupent des postes de premier plan dans le parti de Barrow et les structures gouvernementales.
Cela a provoqué des tensions dans les relations de son gouvernement avec les victimes du régime de Jammeh (1994-2017), au cours duquel de graves violations des droits humains, notamment des meurtres, des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des viols, ont eu lieu, selon le rapport final de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) publié en décembre 2021. "La personne avec laquelle ils ont établi une alliance, Fabakary Tombong Jatta [leader du parti de Jammeh et actuel président de l'Assemblée nationale], n’a pas hésité à protester contre la TRRC", avertit Fatoumatta Sandeng, la fille d'Ebrima Solo Sandeng – militant politique torturé à mort entre les mains de l'Agence nationale de renseignement (NIA) en avril 2016. "Il y a beaucoup d'incohérence là-dedans. À ce moment-là, nous avons pensé que la TRRC était juste mise en place pour cocher les cases."
Le mois dernier, le gouvernement a publié un livre blanc pour indiquer ses axes de mise en œuvre les recommandations de la TRRC. Il a assuré qu'il était déterminé à traduire en justice Jammeh et quelques dizaines de membres de l'ancien régime. Cela va permettre aux victimes de "mettre le gouvernement face à ses paroles", estime Sandeng. Certaines d'entre elles, dit-elle, semblent continuer d’avoir des doutes sur l'engagement de Barrow.
Pas encore de calendrier de mise en œuvre
"Nous attendions un Livre blanc qui nous donne des échéances, un plan de mise en œuvre qui permette de savoir ce qui va être fait", déclare Sandeng, inquiète de l'absence de visibilité sur la stratégie en matière de poursuites.
"Si le gouvernement avait la volonté politique, après la publication du Livre blanc, il aurait entamé des conversations avec le Sénégal, le Ghana et le Nigeria", ajoute Isatou Jammeh, fille de Haruna Jammeh, un cousin de Jammeh qui a été tué par les hommes de main de l'ancien dictateur, les Junglers. "Tous ces pays réunis seraient beaucoup plus puissants. L'extradition de Jammeh serait beaucoup plus réalisable", dit-elle.
Mais récemment, le gouvernement a envoyé une lettre à plusieurs ministères et agences pour qu'ils licencient au moins neuf fonctionnaires pointés par la Commission vérité. La lettre stipule qu'ils doivent être licenciés ou interdits d'exercer des fonctions publiques. La liste comprend un ancien inspecteur général de la police sous Jammeh, Ensa Badgie, aujourd'hui commissaire de police dans la région de l'Upper River. Ebrima Jim Drammeh, directeur des opérations de l'agence anti-narcotique du pays, figure également sur la liste.
Et dans un entretien accordé à Justice Info, le ministre de la Justice, Dawda Jallow, assure que son gouvernement reste déterminé à rendre justice pour les crimes du passé. "Je suis sous les ordres du président, et [concernant] la volonté politique, je n'ai aucune raison de la remettre en question", affirme-t-il.
« Je veux m’associer avec la CEDEAO »
Depuis la publication du Livre blanc, deux grandes options prédominent en Gambie sur la manière de procéder aux poursuites pénales de l’après TRRC. L'une consiste à créer un tribunal spécial local compétent pour juger les crimes internationaux, avec des accords bilatéraux qui pourraient lui permettre de siéger en dehors du pays. Dans un premier temps, le ministère de la Justice a semblé privilégier cette option. L'autre consiste à créer un tribunal "mixte" avec un certain niveau de participation internationale.
Le ministère de la Justice a engagé deux consultants qui travailleraient sur une stratégie de poursuite qui permettrait de trouver la solution la plus adaptée à la Gambie. "Ce sera un tribunal domicilié en Gambie. Il s'agira d'un processus dirigé par les Gambiens", nous indique Jallow. "Il s'agira probablement d'un tribunal mixte", ajoute-t-il. "Je veux m'associer à la CEDEAO", la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest, déclare-t-il. "Ils sont plus proches de nous. Ils ont soutenu la justice transitionnelle. Les forces de la CEDEAO sont dans le pays. Des citoyens de la CEDEAO ont été tués par Jammeh. La CEDEAO a donc un intérêt naturel dans le processus."
"La création d'un tribunal mixte entre la Gambie et la CEDEAO pourrait résoudre beaucoup de problèmes", plaide l'avocat américain Reed Brody qui milite pour l’arrestation de Jammeh depuis la chute de son régime. "Cela permettrait de poursuivre la torture et les crimes contre l'humanité – qui seraient inscrits dans le statut du tribunal - sans se heurter à l'obstacle de la rétroactivité", détaille-t-il. « Ce tribunal pourrait être habilitée à détenir des prisonniers et à mener des procès en dehors de la Gambie, ce que tout le monde pense être préférable dans le cas de Jammeh. »
« Ce tribunal pourrait donner aux victimes, qui ont été à l'avant-garde de la lutte pour la justice, un rôle plus important que celui qu'elles ont dans le système gambien. Le plus important peut-être, c'est que la CEDEAO elle-même y participerait, y compris des pays comme le Ghana, le Nigeria et le Sénégal, dont les citoyens ont été tués en Gambie. Il serait alors difficile pour la Guinée équatoriale de refuser une demande d'extradition émanant de toute la région », estime Brody.
Manque de personnel compétent
Ni le calendrier de mise en place de ce tribunal ni celui de la présentation d’une loi permettant sa création n’ont été annoncés à ce jour. Toutefois, le ministre de la Justice précise : "Nous allons mettre en place des unités spéciales en charge des poursuites d’ici à six semaines. Elles effectueront les travaux préliminaires et examineront les preuves. Elles mèneront également des enquêtes, si nécessaire."
Le ministère de la Justice est cependant aux prises avec d’importants problèmes de ressources humaines. Des travaux pourtant clés pour les poursuites ou les processus de justice de l’après TRRC sont externalisés. Le ministère, par exemple, a dû faire appel à des avocats privés pour poursuivre sept fonctionnaires accusés du meurtre d'Ebrima Solo Sandeng. Les fonctionnaires de la NIA inculpés sont leur ancien directeur Yankuba Badjie, Sheikh Omar Jeng, Baboucar Sallah, Tamba Masireh, Haruna Suso, Lamin Darboe et Lamin Lang Sanyang. Louis Gomez, ancien directeur général adjoint de l'agence d'espionnage, est mort en prison avant d’être jugé, tandis que Yusupha Jammeh a été libéré par la Cour.
Dans le domaine de la médecine légale, une seule personne est qualifiée au sein des forces de police gambiennes. Et ils n'ont pas l'équipement nécessaire pour procéder à des exhumations si plusieurs victimes disparues devaient être retrouvées. Ainsi, en avril 2019, la TRRC a exhumé sept corps présumés être des soldats exécutés par la jeune junte militaire le 11 novembre 1994. Les restes ne sont toujours pas identifiés.
La question des ressources est un autre défi pour le gouvernement, qui finalise un projet de loi créant une institution en charge des règlements des réparations. A ce jour, plus de la moitié des victimes enregistrées auprès de la TRRC n'ont pas reçu leur paiement intégral.
"Nous sommes conscients de nos défis en matière de capacités. Mais nous avons des institutions qui sont prêtes à travailler avec nous, en particulier dans le domaine des capacités médico-légales", assure Jallow.