"L'un des problèmes que nous rencontrons, en particulier dans cette guerre, est que la Russie est l'agresseur et que, de toute évidence, aucun crime de guerre ou violation du droit international humanitaire (DIH) n'aurait eu lieu sans l'agression russe. Mais néanmoins, le droit international humanitaire s'applique de la même manière aux deux parties", indique Marco Sassoli, professeur de droit international à l'Université de Genève en Suisse et l'un des trois experts indépendants ayant soumis, début avril, un rapport à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Il s’agit du premier rapport indépendant publié sur les "violations du droit international humanitaire et des droits de l'homme, crimes de guerre et crimes contre l'humanité" commis depuis le 24 février, date à laquelle la Fédération de Russie a attaqué l’Ukraine.
La mission de l'OSCE "a constaté des schémas clairs de violations du DIH par les forces russes sur de nombreux points examinés", précise le rapport. "Cela concerne en particulier leur conduite des hostilités", poursuit le rapport. "Il n'est pas concevable qu'autant de civils aient été tués et blessés et qu'autant de biens civils, notamment des maisons, des hôpitaux, des biens culturels, des écoles, des immeubles résidentiels à plusieurs étages, des bâtiments administratifs, des établissements pénitentiaires, des postes de police, des stations d'eau et des réseaux électriques aient été endommagés ou détruits si la Russie avait respecté ses obligations en matière de DIH en termes de distinction, de proportionnalité et de précautions dans la conduite des hostilités en Ukraine."
Le rapport indique que "certaines violations et certains problèmes ont également été identifiés concernant les pratiques de l'Ukraine". La mission se dit "particulièrement préoccupée par le traitement des prisonniers de guerre, considérés à l'origine comme des criminels, et traités de manière incompatible avec la Convention de Genève III [sur les prisonniers de guerre]".
Prisonniers de guerre
Le rapport soulève de sérieuses inquiétudes quant au traitement des prisonniers de guerre, tant du côté russe qu'ukrainien. Il s'agit notamment du manque de transparence quant au nombre de prisonniers et du refus d'accorder l'accès au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui, en vertu du droit international humanitaire défini par les Conventions de Genève, devrait être le seul organe à pouvoir les enregistrer, informer leurs familles et leur rendre visite. La Russie et l'Ukraine ont toutes deux signé les Conventions de Genève.
Le CICR a déclaré le 3 juin qu’il a pu "en visiter certains, mais cela n’est pas suffisant : les parties doivent nous accorder l’accès à tous ces prisonniers".
En ce qui concerne les violations ukrainiennes du DIH et les éventuels crimes de guerre, le rapport de l'OSCE cite notamment le fait d’avoir exhibé des prisonniers russes sur les réseaux sociaux dans les premiers jours de la guerre, et une vidéo montrant apparemment des membres des forces ukrainiennes tirant dans les jambes des soldats russes capturés, vidéo également signalée par Human Rights Watch. Plus sérieux encore, plusieurs médias dont Al Jazeera et le New York Times ont rapporté un incident durant lequel des soldats russes capturés auraient été exécutés par les forces ukrainiennes.
Concernant les prisonniers russes exhibés sur les réseaux sociaux, Sassoli précise qu'"il y avait toutes sortes de photos sur les réseaux sociaux et [les prisonniers] disaient ‘nous sommes des prisonniers’, ‘je suis désolé’, ‘Poutine est un criminel’ et ‘chère mère, s'il vous plaît combattez-le’ et toutes ces choses qui peuvent évidemment mettre une personne et sa famille en danger." Pour Human Rights Watch, "les autorités ukrainiennes devraient cesser et empêcher la publication sur les réseaux sociaux et les applications de messagerie de vidéos de soldats russes capturés, en particulier celles qui les montrent en train d'être humiliés ou intimidés."
Selon Sassoli, exposer des prisonniers de guerre à la "curiosité publique" est une violation du DIH, mais pas un crime de guerre. Les crimes de guerre relèvent du DIH, explique Sassoli, mais toutes les violations du DIH ne sont pas des crimes de guerre. Par exemple, garder des prisonniers sous les auspices du procureur comme s'ils étaient tous des criminels, plutôt que dans des camps contrôlés par l'armée, est une violation du DIH mais pas un crime de guerre. Même le fait de ne pas fournir de cantine dans un camp est une violation du DIH, pour laquelle les États pourraient être sanctionnés au niveau international, mais pas les individus, dit-il.
Cependant, mutiler, torturer ou exécuter des soldats capturés est bien un crime de guerre si cela est prouvé et si la responsabilité individuelle peut être établie, a-t-il dit à Justice Info. Il est également possible de faire valoir la responsabilité du commandement, dit-il, mais celle-ci est souvent encore plus difficile à prouver devant un tribunal.
Le traitement des prisonniers de guerre est régi par la troisième convention de Genève et prend effet dès le moment de la capture. Elle prévoit l'obligation de les traiter humainement à tout moment. Les tuer, les maltraiter ou les torturer intentionnellement constitue un crime de guerre, tout comme le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter atteinte à la santé des prisonniers. Aucune torture ou autre forme de coercition ne peut non plus leur être infligée pour obtenir des informations.
L'Ukraine promet d'enquêter
"Des vidéos mises en ligne tôt le 27 mars 2022 semblent montrer les forces ukrainiennes maltraitant des combattants ou des combattants russes capturés, qui ont le statut de prisonniers de guerre, et tirant notamment sur trois d'entre eux dans la jambe", indique Human Rights Watch. L'incident semble avoir eu lieu dans un village proche de la ville de Kharkiv, que les autorités ukrainiennes avaient annoncé avoir repris deux jours plus tôt. Une enquête de la BBC, bien qu'elle ne soit pas totalement concluante, indique que la vidéo ne peut être considérée comme fabriquée. La BBC cite Oleksiy Arestovych, un conseiller du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui affirme qu'une enquête a été ouverte immédiatement et qu’il a été rappelé "à tous nos militaires, civils et forces de défense que le fait de maltraiter des prisonniers de guerre est un crime de guerre".
Cependant, Oleksander Pavlichenko, directeur de l'Union ukrainienne des droits de l'homme Helsinki, indique à Justice Info depuis Kyiv qu'il a également reçu cette vidéo, l’a vérifiée et qu’il a constaté qu'elle était "fausse", sans préciser la façon dont il est parvenu à cette conclusion. Il ajoute qu'il l'avait soumise au bureau du procureur national et qu'ils étaient arrivés à la même conclusion. Il ajoute qu'il a demandé aux autorités si des prisonniers de guerre présentaient de telles blessures aux jambes, et que la réponse a été négative.
Nadia Volkova, fondatrice et directrice du Groupe de consultation juridique ukrainien, est par contre plus sceptique. "Ils n'enquêtent pas, ils ne l'ont jamais fait", a-t-elle déclaré à Justice Info depuis l'ouest de l'Ukraine où elle a été contrainte de fuir à cause de la guerre. "Sur cette question, depuis 2015, [les procureurs généraux] prétendent toujours que cela n'existe pas. Il y a des enquêtes du côté russe, mais pas une seule du côté ukrainien."
L'Ukraine est impliquée dans une guerre avec les séparatistes russes dans l'est du pays depuis 2014 et il y a également eu des allégations d'atrocités ukrainiennes là-bas. Selon Volkova, l'ancien procureur adjoint Gunduz Mamedov était au courant de cette question et savait qu'elle était politiquement sensible. "Il savait que ces enquêtes devaient être ouvertes et il les a ouvertes. Mais elles n'ont jamais atteint le stade du procès". Il a démissionné en juillet 2021, invoquant des "conditions de travail rendues difficiles de façon délibérée".
L'incident le plus grave, rapporté par le New York Times le 6 avril, concerne l’exécution présumée de soldats russes capturés. Le journal affirme avoir vérifié la vidéo, qui "semble montrer un groupe de soldats ukrainiens tuant des soldats russes capturés à l'extérieur d'un village à l'ouest de Kyiv" le 30 mars ou autour de cette date. Il écrit que la vidéo a été "filmée sur une route située juste au nord du village de Dmytrivka, à environ 11 km au sud-ouest de Boucha, où la découverte de centaines de cadavres de personnes en civil a suscité des accusations selon lesquelles les troupes russes auraient tué des civils lors de leur retraite". Le journal cite un soldat ukrainien, qui dans la vidéo aurait déclaré que "ce ne sont même pas des humains". La BBC a également enquêté sur cette vidéo.
Là encore, l'Ukraine a promis d’ouvrir une enquête. Mais si l'Ukraine a déjà organisé des procès pour crimes de guerre perpétrés par des soldats russes capturés, les progrès restent incertains en ce qui concerne les enquêtes sur ses propres forces. Pavlichenko, qui indique à Justice Info qu'il n'était pas au courant de cette vidéo, ajoute que toute allégation crédible de crimes de guerre commis par les forces ukrainiennes devrait faire l'objet d'une enquête et de poursuites.
La procureure générale ukrainienne "doit le faire"
Sassoli souligne que l'enquête de l'OSCE à laquelle il a participé s’arrête au 1er avril. Mais, dit-il, à cette date, la procureure générale ukrainienne Iryna Venediktova avait déjà ouvert 4.000 enquêtes pour crimes de guerre. "Nous avons spécifiquement demandé combien d'entre elles concernaient des Ukrainiens et on nous a répondu qu'il y avait quelques cas d'Ukrainiens ayant collaboré avec les troupes russes, mais pas un seul cas d'Ukrainiens qui se battaient pour l'Ukraine", déclare-t-il à Justice Info. "C'est regrettable, car il serait évidemment beaucoup plus facile de les poursuivre. Dans l'atmosphère générale, non seulement en Ukraine mais aussi en Suisse, lorsque vous dites quelque chose sur les victimes russes, vous êtes considéré comme quelqu'un qui excuse en quelque sorte Poutine. Nous comprenons que vous ne serez pas très populaire en tant que procureur en Ukraine si vous commencez à poursuivre les soldats ukrainiens. Mais elle doit le faire".
Il pense aussi que les États occidentaux devraient mettre l'accent sur ce point. "Beaucoup d'États occidentaux aident la procureure ukrainienne dans ses enquêtes, et notamment le Royaume-Uni", note Sassoli. "Une fois, j'ai eu une réunion sur Zoom avec leur équipe basée en Pologne. Le procureur général du Royaume-Uni était présent et tout le monde parlait de ces horribles crimes de guerre russes, et je leur ai dit ‘vous pourriez peut-être aussi essayer d'expliquer aux procureurs ukrainiens qu'ils devraient également poursuivre les crimes de guerre ukrainiens’. Ils n'ont pas réagi, mais mon impression est qu'ils m'ont regardé comme si j'essayais de défendre l'agression de Poutine."