"Je suis complètement récusé", a déclaré au début du mois le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, à des journalistes qui le questionnaient sur son rôle dans l'affaire qui s'est conclue hier contre un avocat kényan, Paul Gicheru, accusé d'interférer avec des témoins alors que Khan représentait le vice-président kényan William Ruto. "Je ne suis pas impliqué. Je ne reçois pas les preuves ou les courriels. C'est un procureur adjoint qui s'en occupe. Je ne ferai pas d'autres commentaires", a déclaré le chef des poursuites de la CPI en exercice.
Si Khan était ouvert aux questions, elles porteraient sur le rôle qu'il a joué en tant qu'avocat de la défense dans l'une des défaites les plus fracassantes de la CPI. L'affaire portait sur des allégations de crimes contre l'humanité portées contre Ruto et un autre accusé, Joshua Arap Sang, un animateur de radio. Elle s'est effondrée en 2016. Cette affaire et celle contre son adversaire politique de l’époque Uhuru Kenyatta, qui est ensuite devenu son allié électoral, concernait les violences ethniques qui ont déchiré le pays après les élections de fin 2007. Quelque 1 100 personnes sont mortes et environ 600 000 autres se sont trouvées sans abri.
Interférence des témoins
Lors du procès, le président de la Cour avait décrit un schéma "troublant" d'"interférence des témoins". 16 des 42 témoins avaient changé leur histoire ou refusé de témoigner. L'accusation a affirmé que ces changements étaient dus à des intimidations, des pots-de-vin ou à la crainte de représailles. Les avocats de Ruto et Sang ont fait valoir avec succès que le tribunal ne devait pas autoriser les témoignages de personnes qui s’étaient rétractées. L’accusation, qui n'a pas pu utiliser les témoignages clés pour son affaire, en a conservé une amertume.
Lors de la candidature de Khan au poste de procureur de la CPI, des voix critiques au sein de la société civile kenyane ont souligné qu'il était intimement impliqué. Sa "proximité avec son client" l'a conduit à adopter la posture et le langage politiques de Ruto, a déclaré un éminent avocat des droits humains à Justice Info, qui décrit un Khan "intimidant" et "réduisant au silence" la société civile. C'était un "terrain très glissant pour un avocat de la défense".
Une vérité fondée sur des contradictions
Lundi 27 juin, les juges ont entendu les plaidoiries finales dans l'affaire contre Gicheru. L'avocat kenyan a joué un "rôle essentiel" affirme le procureur de la CPI Anton Steynberg dans ce qu'il décrit comme un "plan commun" "visant à localiser, contacter et influencer par la corruption des témoins et des témoins potentiels dans l'affaire Ruto et Sang pour qu'ils retirent et/ou rétractent leur témoignage et cessent toute coopération avec la Cour."
L'accusation avait appelé huit témoins à comparaître. Ils étaient soit des bénéficiaires présumés de pots-de-vin, soit des personnes impliquées dans le système présumé, et avaient déjà fait des déclarations à la Cour que leur dernier témoignage contredisait. Néanmoins, Steynberg a déclaré qu'il ne fallait "pas s'étonner" que certains aient menti auparavant ; leurs témoignages doivent maintenant être évalués individuellement pour voir le tableau qui se dessine. "Les incohérences, les contradictions et les inexactitudes peuvent en fait parler en faveur de la véracité du récit des témoins", déclare-t-il.
L'affaire a été précipitée par Gicheru lui-même, qui a contacté le Bureau du Procureur en 2018, rappelle son avocat Michael G. Karnavas. "Mon client a tendu la main à la CPI. Il voulait simplement blanchir son nom et en finir avec cette affaire. Il s'est présenté à La Haye. Il aimerait pouvoir voyager en dehors du Kenya". Gicheru s'est rendu à La Haye en 2020.
Ce geste de Gicheru a enflammé les commentateurs politiques kényans qui spéculaient sur le fait qu'il pourrait être prêt à cracher le morceau sur les machinations derrière le procès, et ainsi affaiblir les chances de Ruto de devenir président – après avoir été le vice-président de Kenyatta pendant plus de neuf ans. Mais alors que le Kenya est au milieu d'une nouvelle course à la présidence, Gicheru est resté très discret, et Ruto reste le principal candidat.
L'accusation ne savait pas trop comment prendre ce "cadeau empoisonné". Dans son réquisitoire écrit, elle a décrit le "comportement" de Gicheru lors des entretiens comme "évasif, ne maintenant pas le contact visuel, regardant autour de lui tout en parlant ou faisant de longues pauses avant de répondre aux questions". Dès lors, pour étayer ses allégations sur son rôle central, elle s’est efforcée d’apporter des preuves telles que des relevés bancaires, des enregistrements de téléphones portables.
La défense a là aussi souligné les failles de ces preuves, soulignant qu'elles n'étaient pas directement liées à Gicheru. Karnavas a suggéré dans son propre mémoire de clôture que les enregistrements téléphoniques ont été mis en scène pour fournir des preuves à l'accusation. C'est "fantaisiste à l'extrême", répond l'accusation. "Cela nécessiterait une coordination entre les présumés responsables depuis divers endroits du monde et sur une période de sept ans, persistant bien après que les pots de vin supposés aient été perçus", décrit-elle.
"Des affabulateurs de niveau olympique"
"Corrompus par une vision étroite due à une combinaison d'ineptie, d'indifférence, de manque de diligence, d’auto-censure sur les enquêtes dans la vallée du Rift et ailleurs, et avec des résultats préconçus, les enquêteurs du Bureau du Procureur ("BdP") ont mené une enquête irrémédiablement viciée, fondée sur les mensonges, les ouï-dire et les affirmations non fondées d'escrocs, d'opportunistes, d'arnaqueurs et d'affabulateurs de niveau olympique", n'a pas hésité à écrire la défense dans son mémoire.
La défense n'a présenté aucun dossier et aucun témoin. Il n'y avait pas suffisamment de preuves à contredire, a expliqué Karnavas à Justice Info. Au lieu de cela, il a concentré son feu sur la méthodologie de l'accusation dans l’affaire Gicheru : "L'enquête du BdP est un cas d'école sur la manière de ne pas mener une enquête impartiale, méthodique et diligente, dont le seul objectif est de laisser les preuves mener où elles peuvent, plutôt que de laisser un résultat prédéterminé orienter la preuve", peut-on lire dans son mémoire.
L’« approche myope de la défense »
L'accusation "attend de la Chambre qu'elle trouve les aiguilles de la vérité - si tant est qu'il y en ait - cachées dans les bottes de foin des énormes mensonges de chaque témoin, qu'elle fasse un tri dans les récits des témoins en donnant la préférence aux versions les plus récentes produites par d'innombrables ‘clarifications’ en constante évolution, et qu'elle s'immisce dans leurs failles pour en combler les lacunes. La preuve - si on la considère de manière holistique et objective – n’est pas au niveau d’une preuve au-delà du doute raisonnable", peut-on lire dans le mémoire de la défense.
Interviewé par Justice Info, Karnavas est sans pitié : "C'est à eux de prouver leur affaire. S'ils veulent faire défiler une bande de menteurs et d'escrocs. Si les preuves sont pleines de trous. Si les témoins se contredisent. S'ils s'appuient sur des preuves par ouï-dire, pourquoi devrais-je, en tant qu'avocat de la défense, essayer de trouver des preuves du contraire ?"
Steynberg a décrit cela comme une "approche myope de la défense, évaluant chaque témoin de manière isolée et refusant de reconnaître le tableau plus large que le dossier du procureur a peint".
Le procès a commencé en février 2022 devant la juge unique Miatta Maria Samba, qui va maintenant évaluer la crédibilité des témoins et déterminer si les preuves établissent ou non que Gicheru était responsable d'un plan visant à interférer avec l’affaire kenyane de la CPI.