Le 22 juillet 2016, le principal opposant politique du dirigeant gambien Yahya Jammeh, Ousainu Darboe, avait pénétré dans une salle d'audience de l’enceinte de la Haute Cour, à Banjul, capitale de la Gambie. L'endroit était rempli de ses partisans et des familles de plus d'une douzaine de membres exécutifs du Parti démocratique uni (UDP) arrêtés avec lui. Les environs du tribunal étaient également envahis de partisans de l'UDP, qui s'affrontaient souvent avec les forces paramilitaires.
C'était à peine cinq mois avant l'élection présidentielle que Jammeh allait perdre face à Adama Barrow, un ancien trésorier de l'UDP. Le climat politique était intense.
Darboe était le principal rival politique de Jammeh depuis 1996. Il se voyait condamné à trois ans de prison pour avoir organisé une manifestation pacifique demandant la restitution du corps d'Ebrima Solo Sandeng, un ancien chef de file des jeunesses de l'UDP, mort entre les mains d'agents de l’Agence nationale du renseignement (NIA), le 15 avril. La veille de sa mort, Sandeng avait été arrêté avec plus d'une douzaine d'autres personnes pour avoir organisé une manifestation pacifique demandant une véritable réforme électorale. L'État avait reconnu sa mort en détention. Mais il avait refusé de rendre son corps qui, comme le confirmera le futur procès, avait été enterré dans une école de formation de la NIA, à une heure de route de Banjul. Il avait affirmé que Sandeng était mort d'un "choc et d'une insuffisance respiratoire", dans un certificat de décès signé par un certain Lamin Lang Sanyang.
Traiter la mort avec dédain
Six ans plus tard, le 13 juillet, dans ce même tribunal, c'est au tour des anciens dirigeants de la NIA de comparaître devant le juge Kumba Sillah Camara et de connaître leur sort.
L'ancien chef de la NIA, Yankuba Badjie, l'ancien directeur adjoint des opérations, Sheikh Omar Jeng, et les agents Baboucarr Sallah, Masireh Tamba et Lamin Darboe sont reconnus coupables du meurtre de Sandeng. Ils sont tous condamnés à mort. (La peine de mort existe toujours en Gambie bien qu'elle ne soit plus appliquée depuis des années. Les peines de mort sont généralement commuées en prison à vie.)
"Même après sa mort, son corps a été traité avec dédain. Même les gants qu'ils portaient pour creuser sa tombe ont été jetés sur lui dans la tombe. Il n'a pas eu droit à l'enterrement musulman auquel il avait droit en tant que musulman", déclare le juge Kumba Sillah Camara en rendant son jugement.
Le juge déclare également les six hommes coupables d'avoir infligé des lésions corporelles à la douzaine d'autres personnes arrêtées avec Sandeng. Le médecin, qui était en fait un infirmier, Lamin Lang Sanyang, est reconnu coupable d'avoir falsifié le certificat de décès de Sandeng et d'avoir menti au tribunal à ce sujet. Il est condamné à une peine de 10 ans de prison. Le septième accusé du procès, Haruna Susso, est libéré en l’absence de preuve le liant à la mort de Sandeng. Un autre accusé, Luis Gomez, est mort en détention.
Il s'agit du procès le plus médiatisé et le plus important lié aux crimes de Jammeh à s’être tenu en Gambie. Le ministère de la Justice, aux prises avec des problèmes de moyens, avait engagé des avocats privés pour s'en occuper.
Un jugement de 300 pages
Fatoumata Sandeng a vu son père pour la dernière fois dans la matinée du 14 avril 2016. "Il m'a dit qu'ils allaient à une manifestation. Dans mon esprit, je pense qu'il savait qu'il serait arrêté car c'était la norme en Gambie", témoigne-t-elle auprès de Justice Info. Elle était au travail quand elle avait entendu parler de son arrestation, mais son père était alors détenu au secret. Elle n'apprendrait que plus tard, par d'autres personnes, qu'il avait été torturé à mort. "La manière dont il a été tué ne s’effacera jamais. C’est douloureux à chaque instant", dit-elle.
Fatoumata Sandeng fait partie du mouvement "Jammeh-2-justice", qui la place au centre de la croisade de la société civile pour que Jammeh soit jugé. Cependant, le jour du jugement, Fatoumata Sandeng n'a pas été prévenue au préalable et elle n'a pas pu être présente. C’est son frère, présent au tribunal, qui l'a appelée sur WhatsApp.
La journée a été longue. Le jugement de 300 pages a été lu de 9 heures à 20 heures. "Cela en valait la peine. Je ne pouvais pas rester assise, impuissante, sans avoir le sentiment d'être présente car je voulais vraiment être là", raconte Fatoumatta Sandeng. "Comme ma petite sœur me l'a dit ce matin, c'est comme si elle passait dans un autre monde. Elle a pu ressentir une certain soulagement dans son cœur", ajoute la sœur de Fatoumatta.
La cible dans le viseur
Depuis sa disgrâce en janvier 2017, l'ancien dirigeant de la Gambie est exilé en Guinée équatoriale. Mais l'étau de la justice semble se resserrer. Une enquête d'État établie par son successeur Adama Barrow a jugé Jammeh responsable de plusieurs meurtres. Au moins cinq membres d’un commando de Jammeh, appelés les "Junglers", ont avoué au cours de l'enquête être impliqués dans plusieurs exécutions et avoir conclu un accord non divulgué avec l'État pour obtenir leur liberté. Un ancien ministre de premier plan sous son régime purge une peine de prison à vie pour avoir tué l'ancien ministre des Finances du pays, Ousman Koro Ceesay. Un ancien ministre de l'Intérieur est en détention provisoire en Suisse. Un ancien Jungler est jugé en Allemagne pour son implication dans l'exécution de l'éminent journaliste Deyda Hydara, tandis qu'un autre Jungler est détenu aux États-Unis. En mai, l'administration Barrow a déclaré accepter la recommandation de poursuivre Jammeh.
"Le long bras de la loi rattrape les complices de Jammeh, un par un, en Gambie et dans le monde entier. Ce que les victimes attendent maintenant, c'est que le gouvernement tienne sa promesse de justice, longtemps retardée, en mettant en place un cadre juridique plus complet permettant de poursuivre Jammeh lui-même et tous ceux qui portent la plus grande responsabilité dans les crimes de son régime", déclare Reed Brody, un avocat américain qui travaille avec les victimes de Jammeh et participe à la campagne "Jammeh-2-justice".