C’est un jugement historique qu’a rendu, le 23 juin, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), dont le siège se trouve à Arusha, au nord de la Tanzanie. L’institution judiciaire continentale africaine a ordonné à l’État du Kenya, de payer des réparations financières et morales pour les dommages subis depuis des décennies par la communauté autochtone des Ogiek.
Selon ce jugement en réparations, le Kenya doit prendre toutes les mesures nécessaires « pour identifier, en consultation avec les Ogiek et/ou leurs représentants, délimiter, démarquer la terre ancestrale des Ogiek ainsi qu’émettre et octroyer de jure un titre foncier collectif sur ces terres afin de garantir l’utilisation, l’occupation et la jouissance permanentes de celles-ci par les Ogiek au moyen d’une certitude juridique ».
Au cas où pour « des motifs objectifs et raisonnables » l’État kényan ne serait pas en mesure de restituer ces terres, « il se doit d’entamer des négociations avec les Ogiek par le biais de leurs représentants, à l’effet, soit d’offrir une compensation adéquate, soit d’identifier des terres de remplacement de superficie et de qualité égales à céder aux Ogiek pour leur utilisation et leur occupation » dit le jugement.
13 ans de bataille judiciaire
Le peuple Ogiek – dont le nom signifie « gardien de toutes les plantes et de tout le gibier » – est l’une des dernières communautés de chasseurs-cueilleurs du Kenya. Depuis des temps immémoriaux, cette minorité autochtone vit dans le domaine forestier du Grand Mau, un territoire couvrant 400 000 hectares dans la vallée du Rift. Mais depuis la colonisation jusqu’à ce jour, les membres de cette communauté ont subi des expulsions souvent violentes entraînant la destruction de leurs propriétés, voire des pertes en vies humaines.
Pour le gouvernement kényan, ces expulsions visent à freiner la dégradation de cette forêt et protéger les réserves d’eau qu’elle abrite.
Pour les Ogiek, qui se voient comme les protecteurs de la forêt de Mau, les principales causes de la détérioration de l’environnement sont les empiétements par d’autres groupes non-autochtones et les décisions gouvernementales d’implantation de colonies et d’octroi de concessions forestières.
Leur bataille judiciaire devant la CADHP a duré près de 13 ans. L’affaire a été initiée en novembre 2009 par deux ONG, Centre for Minority Rights Development (CEMIRIDE) et Minority Rights Group lnternational (MRGI), qui, agissant au nom de la communauté Ogiek, ont saisi la Commission africaine des droits de l’homme à propos d’un préavis d’expulsion venant d’être émis par le Service des forêts du Kenya ,et en vertu duquel les Ogiek et les autres personnes vivant dans la forêt de Mau devaient la quitter dans un délai de 30 jours.
Invoquant les conséquences graves de cette expulsion sur la survie politique, sociale et économique de la communauté Ogiek et un risque de dommage irréparable, la Commission avait immédiatement demandé à l’État kényan de suspendre l’application du préavis. Puis, face au silence des autorités kényanes, la Commission avait saisi la Cour africaine.
Un premier jugement non suivi d’effet
En mai 2017, la Cour a jugé qu’en expulsant les Ogiek de leurs terres ancestrales, le gouvernement du Kenya avait violé sept des articles de la Charte africaine des droits de l’homme dont les droits à la vie, à la non-discrimination, à la propriété, à l’accès aux ressources naturelles, à la culture, à la religion et au développement.
En attendant son jugement sur les réparations, la Cour a alors ordonné au Kenya de prendre toutes les mesures nécessaires dans un délai raisonnable pour remédier aux violations constatées et faire rapport à la Cour sur les mesures prises dans un délai de six mois.
Dans son jugement en réparations, la CADHP note que l’État kényan « n’a pas fourni d’informations sur les mesures concrètes qu’il a prises en vue de l’exécution de l’arrêt sur le fond ». Le gouvernement du Kenya a certes constitué un groupe de travail chargé d’examiner la mise en œuvre du jugement. Mais ce groupe ne comprenait aucun représentant des Ogiek, et ces derniers n’ont pas été consultés dans le cadre de ses travaux, contrairement aux termes du jugement imposant que dans toutes choses les concernant, les Ogiek doivent être consultés au préalable. Le groupe de travail n’a apparemment jamais rendu de rapport.
Pire, en juillet 2020, en pleine pandémie de Covid-19, 300 familles Ogiek se sont vues expulsées de leurs terres par les services forestiers kényans, laissant derrières leurs maisons en cendres, selon l’agence Reuters.
Plus de 1,3 millions de dollars en réparations
Les dommages matériels résultant de telles expulsions – perte d’habitations et de fermes agricoles, perte du bétail, perte de revenus liés à l’exploitation de la forêt – ont amené la Cour à ordonner au Kenya de verser 57 850 000 de shillings kényans (487,400 dollars US), « en franchise de tout impôt gouvernemental, à titre de réparation du préjudice matériel subi par les Ogiek ».La Cour relève également que les Ogiek ont subi un préjudice moral qui « intègre à la fois la souffrance et la détresse causées aux victimes directes et à leurs familles, ainsi que l’atteinte à des valeurs qui sont très importantes pour elles ».
Le refus par l’État kényan de leur reconnaître le statut de tribu à part entière, accordé à d’autres groupes, le fait de les empêcher à continuer de pratiquer leur religion, de les expulser de la zone de la forêt de Mau où ils exercent leurs activités et pratiques culturelles, constituent ce préjudice moral. Pour la Cour, les violations constatées concernent des droits qui sont au cœur de l’existence même des Ogiek. L’État a ainsi le devoir de réparer les préjudices moraux causés aux Ogiek, que la Cour a fixés à cent millions de shillings kényans (842 500 de dollars US).
Selon le jugement, le gouvernement du Kenya devra mettre en place un fonds de développement communautaire au profit des Ogiek, qui devrait être le dépositaire de tous les fonds ordonnés à titre de réparations dans cette affaire.
La Cour ordonne par ailleurs que, lorsque des concessions et/ou des baux ont été accordés sur des terres ancestrales Ogiek à des non-Ogiek et à d’autres personnes ou sociétés privées, l’État doit engager un dialogue et des consultations entre les Ogiek et/ou leurs représentants et les autres parties concernées en vue de s’accorder sur l’autorisation ou non de la poursuite des activités de ces non-Ogiek sous forme de bail et/ou de partage de redevances et d’avantages avec les Ogiek, conformément à la loi sur les terres communautaires. Dans le cas où des terres ont été attribuées à des non-Ogiek et où il est impossible de parvenir à un compromis, l’État devra soit indemniser les tiers concernés et restituer les terres aux Ogiek, soit convenir d’une indemnisation appropriée en faveur des Ogiek.
10% des décisions exécutées
Dans son arrêt de 2017, la Cour avait déjà reconnu les Ogiek comme un peuple autochtone faisant partie de la population kényane, avec un statut particulier et exigeant une protection spéciale en raison de sa vulnérabilité. Suite à cette reconnaissance, la Cour a ordonné que l’État kényan prenne toutes les mesures législatives, administratives et autres nécessaires pour garantir efficacement la reconnaissance totale des Ogiek en tant que peuple autochtone du Kenya, y compris, sans toutefois s’y limiter, la reconnaissance et la protection totales de leur langue et de leurs pratiques culturelles et religieuses.
Le principal défi, désormais, est de voir si le Kenya exécutera la décision de la Cour. La CADHP n’a pas le pouvoir direct d’exiger du gouvernement kényan la mise en œuvre de ses décisions. Le tribunal a mandaté un rapport sur la mise en œuvre de ses ordonnances dans les 12 mois. Une audience aura alors lieu.
« Nous avons bon espoir que le gouvernement appliquera les décisions de la Cour bien que nous sachions qu’il y a toujours une faible volonté politique pour la mise en œuvre de [ses] décisions » explique Daniel Kobei, directeur du Programme de développement du peuple Ogiek, contacté par téléphone. « Nous sommes d’autant plus ravis que la Cour, dans son arrêt sur les réparations, a rendu les choses plus claires quant à la mise en œuvre de ses décisions », poursuit-il.
L’exécution de ses décisions est l’un des plus grands problèmes de la CADHP. 10 % seulement de ses décisions ont jusqu’ici été exécutées, tandis que sur les 54 pays signataires du Protocole 33 seulement l’ont ratifié. Seuls huit pays ont signé la déclaration permettant à leurs citoyens et aux ONG établies sur leur territoire de saisir la Cour. Quatre pays – le Rwanda, la Tanzanie, le Bénin et la Côte d’Ivoire – ont retiré leur déclaration.
L’espoir des Ogiek
Les autorités kényanes n’étaient pas immédiatement disponibles pour faire part de leur réaction au jugement de la CADHP. Les Ogiek, eux, se préparent pourtant à la mise en œuvre des décisions de la Cour en leur faveur. « Oui, le gouvernement a sa part à jouer, mais nous nous préparons aussi de notre côté, surtout en ce qui concerne le titre communautaire des terres et le fonds de développement communautaire » affirme Kobei. « Avec le capitalisme et l’individualisme qui sévissent dans la société d’aujourd’hui, tout le monde ne comprend pas de la même façon. Nous avons ainsi commencé des séminaires de sensibilisation et d’explication dans la communauté Ogiek pour que chacun comprenne le sens et l’intérêt de ce titre communautaire, afin que nous puissions travailler ensemble pour notre développement » indique-t-il.
Francisco Cali Tzay, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones se réjouit également du jugement de la CADHP. « Je salue cette décision sans précédent de réparations et je reconnais que la décision envoie un signal fort pour la protection de la terre et des droits culturels des Ogiek au Kenya, et pour les droits des peuples autochtones en Afrique et dans le monde », a-t-il déclaré dans un communiqué.