« Nous avons été victimes de la Russie, de l'agression russe, de l'occupation russe. Et il ne s'agit pas seulement de la Russie soviétique, mais aussi de la Russie impériale de la fin du XIXe siècle. Nous sommes victimes de la Russie et notre géographie est comme destinée à être toujours menacée. La Russie ne change pas. Et la Russie ne va pas changer très facilement", déclare Dovilė Jakniūnaitė, professeur de relations internationales à l'université de Vilnius, lorsqu'on lui demande comment les Lituaniens perçoivent la Russie.
Immédiatement après l'invasion généralisée de l'Ukraine par la Russie, le 24 février, le monde a assisté à la montée en puissance de la petite Lituanie, qui a pris l'initiative de rallier d’autres États pour soutenir l'Ukraine par le droit international : Vilnius a ainsi été la première à déférer la situation à la Cour pénale internationale (CPI) ; elle a ensuite fait pression pour la création d'une équipe d'enquête conjointe au sein d'Eurojust ; elle recueille des preuves en vue d'éventuels procès pour crimes de guerre ; elle a envoyé des équipes d'enquêteurs appuyer leurs collègues ukrainiens ; elle a fait pression pour la création d'un tribunal chargé de juger le crime d’agression ; et enfin, elle a apporté son soutien à l'Ukraine dans la procédure pour génocide lancée contre la Russie devant la Cour internationale de justice.
Responsabilité internationale, pas seulement sur le papier
« Aucune institution ne couvre tous les types et les niveaux de responsabilité, c’est pourquoi toutes les voies juridiques doivent être utilisées », déclare Lina Strupinskienė, professeure associée à l'Université de Vilnius. Nous avons endossé ce rôle-là, explique le vice-ministre de la Justice Gabija Grigaitė à Justice Info, « parce que, comme vous savez, nous avons été occupés par la Russie plus d'une fois et la dernière occupation a duré près de 50 ans. Donc, nous savons ce que c'est d'avoir un voisin comme celui-ci et nous savons aussi combien la solidarité et le soutien sont importants. La responsabilité internationale devrait exister, non seulement dans les traités ou sur le papier, mais aussi dans la réalité ».
Et utiliser les ressources judiciaires pour demander sans relâche des comptes aux Russes fait partie de l'identité nationale lituanienne. L'incident marquant de l'histoire récente s'est produit le 13 janvier 1991, pendant la lutte pour retrouver l'indépendance vis-à-vis de l'Union soviétique, lorsque des milliers de citoyens ont défendu des institutions clés contre les chars et les parachutistes venus de Russie. Quatorze personnes sont mortes et des centaines de manifestants pacifiques ont été blessés. Pendant des décennies, les autorités lituaniennes ont poursuivi avec acharnement les responsables de ces violences, dans le cadre de procès qui se sont la plupart du temps tenus par contumace.
Cette "expérience exceptionnelle" fait partie de ce que la Lituanie a à offrir aux enquêteurs internationaux, a souligné Nida Grunskienė, procureur général de Lituanie, lors d'une conférence de presse à La Haye en mai dernier. Travailler sur ces affaires pendant 30 ans sans aucun soutien international a été "long et complexe", a-t-elle ajouté. La longue expérience lituanienne en matière d'enquête, de recherche, de jugement et de condamnation des responsables des violences de janvier 1991 signifie que les enquêteurs « ont beaucoup d'expérience à partager et beaucoup de leçons à tirer, en particulier lorsqu'il s'agit de collecter et de préserver des preuves à utiliser dans la suite de la procédure », explique Strupinskienė.
Collecter, collecter, collecter
En ce qui concerne l'Ukraine, la procureure générale lituanienne et son équipe « mènent actuellement des enquêtes préliminaires », avec « une équipe assez importante de plus de 40 procureurs, policiers et agents qui montent des dossiers et collectent des preuves », décrit Strupinskienė. Ils parlent principalement avec les milliers de réfugiés ukrainiens qui arrivent en Lituanie. « Beaucoup d'entre eux sont des témoins directs des crimes qui ont eu lieu. Certains ont des photos, des vidéos. Donc, pour l'instant, ils ne cessent de collecter, collecter, collecter des preuves, et interroger les gens. »
Il faut une coopération transeuropéenne pour que la loi soit appliquée, appuie Grigaitė, car « nous devons nous préparer à faire appliquer la justice, également, dans les tribunaux nationaux sur la base de la compétence universelle. » Elle rappelle que les dossiers de compétence universelle propres à la Lituanie ont rencontré des difficultés avec d'autres tribunaux européens, qui ne pratiquent pas les procès pénaux par contumace, et propose d’éviter cela en s’accordant sur des mandats d'arrêt au niveau européen. « Nous devons nous assurer que nous comprenons les règles de la même manière », insiste la ministre.
Le droit international, « outil de survie »
« Nous avons immédiatement compris que l'agression lancée contre l'Ukraine est une catastrophe fondamentale pour notre système fondé sur l'État de droit international », rappelle Grigaitė. « Il appartient à l'ensemble des démocraties pacifiques de s'assurer que les recours existants en droit international sont utilisés au maximum, afin de s’assurer que l'agresseur soit tenu pour responsable et que ces actions ne restent pas impunies ».
En mai, lors de la même conférence de presse conjointe, la procureure générale ukrainienne de l'époque, Irina Venediktova, décrivait « l'importance du front judiciaire », aux côtés des fronts diplomatique et militaire, comme moyen de contrer la désinformation russe "avec la communauté internationale des juristes". La ministre lituanienne approuve. Pour elle, « Poutine et ses affiliés revendiquent constamment un droit international alternatif (...) qui n'a rien à voir avec le droit international tel qu'il existe aujourd'hui. Ils veulent faire croire au reste du monde que l'Ukraine n'est pas un État souverain, et invoquent le droit à l'autodéfense, que l'opération militaire spéciale vise à sauver des ressortissants russes, que leurs allégations infondées de génocide sont bien conformes au droit international."
« Le droit international est un outil pour les Ukrainiens, les Lituaniens et leurs amis, affirme Strupinskienė. C'est un outil de survie, qui leur permet de garder la raison et de dire au monde entier qu'ils sont du bon côté de l'histoire et du bon côté du droit. »
Une politique étrangère « fondée sur des valeurs »
Les positions de la Lituanie sur le front judiciaire ukrainien s'inscrivent dans le cadre d'une politique étrangère qui fait régulièrement l'actualité pour ses initiatives énergiques. Elle a fait pression en faveur d'une interdiction des visas touristiques pour les Russes dans toute l'Union européenne et a interprété la politique de sanctions contre la Russie de manière très stricte, provoquant quelques tensions avec Bruxelles. C'est une "politique étrangère fondée sur des valeurs", explique Strupinskienė. "C'est pourquoi la Lituanie a fortement réagit à ce que la Russie fait avec ses dissidents, avec ses ONG, même avant l'invasion de l'Ukraine".
Vilnius soutient fermement les efforts visant à créer un tribunal international sur le crime d’agression. Elle a déjà la capacité de juger les agressions au niveau national. Mais ce soutien à un tribunal international pour contester l'agression russe vient aussi d'un besoin existentiel, explique Dainius Žalimas, doyen de la faculté de droit de l'Université Vytautas Magnus et ancien président de la Cour constitutionnelle. « Selon l'idéologie de Poutine, l'indépendance de la Lituanie est également illégitime. C'est pourquoi nous avons vraiment besoin d’un tribunal international bien établi pour juger et condamner cette idéologie. »
Mais les actes juridiques de la Lituanie, ou même de la communauté internationale, peuvent-ils peser face à Moscou ? Strupinskienė est sceptique : « Connaissant très bien la position de la Russie, sa défiance, son mépris total et absolu du droit international, je ne dirais pas que c'est un outil particulièrement utile pour vaincre la Russie. Mais par contre, si la Russie est vaincue, alors ce sera un outil très utile pour indemniser les victimes, pour garantir la justice, et pour espérer remettre les pendules à l'heure. »