Ce 8 septembre 2022, l’audience commence avec retard. Accompagné de deux gardes, Ruslan Yelkin est lentement conduit dans le prétoire, puis dans la cage en verre des accusés. L'accusé se déplace à l'aide de béquilles, car il n'a plus qu’une jambe. Il a perdu l’autre en mars dernier, lorsque son unité de combattants de la République populaire de Donetsk (RPD), région qui a autoproclamé sa séparation de l’Ukraine, a essuyé des tirs de mortier des forces armées ukrainiennes. Gravement blessé, puis capturé, il est jugé six mois plus tard par un tribunal d’Odessa, au sud du pays, pour trahison et participation à une organisation terroriste.
Yelkin a 42 ans. Il est né dans le village de Roscha, dans la région d’Odessa. En 2000, il a déménagé à Donetsk, dans le Donbass où, trois ans plus tard, il a été embauché par les autorités des affaires intérieures. Jusqu'en 2006, il travaille comme policier avant de démissionner. Il s’est marié deux fois et est père de trois enfants mineurs.
Selon le procureur Yehor Timonov, Yelkin a rejoint les rangs des séparatistes de la RPD dès mai 2014 quand le conflit armé s’est propagé au Donbass. Dans le cadre du « 1er bataillon slave », il aurait participé à la prise de villes telles que Debaltsevo, Vuglegirsk, Svitlodarsk, Khrustalne (anciennement Krasny Luch) et le village de Kadiivka (anciennement Stakhanov). Puis, après l'invasion russe à grande échelle en février 2022, il a combattu en tant que grenadier du 11e régiment de fusiliers motorisés des gardes séparés de la milice de RPD. Pendant deux semaines, il a participé à l’assaut de plusieurs villages ukrainiens dans la région de Donetsk, engagé à les « débarrasser » de l'armée ukrainienne. Ainsi, entre le 27 février et le 12 mars, le régiment de Yelkin a capturé les villages de Prokhorivka, Kamianske, Sonyachne, Khlibodarivka, Donetske, Vilne, Blizhne, Bugas, Novotroitske, Olenivka et Berezovo. Le 13 mars, son unité s'est déplacée vers le village de Stepove, où elle s'est opposée à l'armée ukrainienne. C’est au cours de cette bataille qu’il a été blessé.
La campagne de février 2022
Il existe deux actes d'accusation contre Yelkin devant le tribunal de Primorye. Le premier a été dressé par contumace, en 2018, pour participation à une organisation terroriste. Yelkin a alors fait l’objet d’un avis de recherche. Le deuxième acte d'accusation a été émis après sa capture. Il y est accusé de trahison, pour avoir combattu aux côtés de la RPD en ayant toujours un passeport de citoyen ukrainien. Le tribunal a joint ces deux affaires.
Yelkin a confirmé toutes ces circonstances au tribunal et a reconnu sa culpabilité. L'homme a raconté dans l'ordre chronologique chaque visite des forces d’occupation dans les villages ukrainiens - plutôt sèchement et sans trop de détails, donnant l’impression que son unité n’avait pas suivi de plan d'action clair. Il a raconté que son commandement se disputait constamment, n'expliquait rien aux subordonnés, et les dérangeait presque tous les soirs pour des inspections et des briefings. Il a également expliqué avoir souvent changé d'itinéraire, revenant plusieurs fois dans des villages déjà capturés.
La tâche principale de la division de Yelkin était de "nettoyer" les zones d’habitation déjà occupées, à la recherche de soldats ukrainiens pouvant se cacher dans des sous-sols. Selon l'accusé, les membres des forces armées ukrainiennes capturés n'ont pas été tués, mais "seulement faits prisonniers".
Yelkin ne nie pas non plus que son unité était parfois basée dans des infrastructures civiles : dans le village de Prokhorivka, ils ont occupé la Maison de la culture et dans le village de Vilne, une école.
L’assaut fatal
Avant l'assaut du 13 mars, ils ont reçu des armes supplémentaires – munitions, lance-grenades et lance-flammes – et l’ordre d'éteindre leurs téléphones et de « se taire complètement ». « Vers 6h30 du matin, nous nous sommes approchés du débarcadère près du village » de Stepove, raconte l’accusé. « Nous nous sommes arrêtés pour nous reposer, notre artillerie est entrée en action. Nous avons reçu l'ordre d'entrer dans le village, d'occuper la première rue et d'y maintenir la défense. Nous nous sommes précipités. Nous sommes allés aux deux premières maisons, des tirs de mortier ont commencé sur nos positions. Il y avait des "300" [code militaire pour un soldat blessé]. Tout le monde s'est précipité partout. Nous avons capturé quatre Ukrainiens dans l'une des maisons. De notre côté, il y avait des "300". Les prisonniers nous ont aidés à charger les blessés. Au débarcadère, où nous nous trouvions plus tôt, un véhicule blindé de transport de troupes nous attendait déjà. Nous avons livré les prisonniers et nos "300". Puis l'ordre est venu de retourner à la maison où se trouvait la position des forces armées. Dès notre retour, les tirs de mortier ont commencé. Le commandant s'est rendu compte que nous étions tombés dans un piège et les forces armées ukrainiennes ont avancé vers nous. ».
Le commandement ordonne la retraite. Yelkin fait partie du premier groupe de sept combattants qui doivent quitter le village depuis le débarcadère. Lors de leur sortie, quatre mines explosent. « J'ai été blessé à la jambe, avec une fracture sous le genou. La jambe d'un ami a été arrachée. Un troisième avait les deux jambes arrachées, elles étaient allongées près de sa tête. Un médecin a couru vers nous et nous a fait une piqûre d'analgésique. Il a mis un garrot sur l'un d'eux et il a attaché ma jambe avec un bandage élastique. Les bombardements ont recommencé. Les nôtres ont commencé à s'éloigner et nous sommes restés. J'espérais qu'il reviendrait pour nous. On est resté là toute la nuit. Le premier camarade aux jambes déchirées est mort à 11 heures du soir. Le second était toujours en vie. J'ai perdu connaissance et je me suis réveillé à 6 heures du matin. J'ai touché le deuxième, mais il était déjà froid », raconte Yelkin.
La capture
Dans la matinée, il peut appeler son commandement et demander son évacuation. Son correspondant lui promet d’abord "d'inventer quelque chose", puis il admet que ce sera "problématique" d’intervenir et lui conseille de se frayer son propre chemin. « A proximité se trouvait une autoroute avec des équipements détruits. J'ai dit que je pourrais ramper jusqu'au char détruit pour qu'ils m'emmènent à partir de là. Après cela, je me suis évanoui à nouveau. Quand je suis revenu à moi, le téléphone a sonné dans ma poche. Le commandant de la compagnie m'a demandé si j'étais en vie, si quelqu'un d'autre avait survécu et a promis de rappeler. Personne n'a rappelé, alors je les ai rappelés. Ils m'ont demandé à nouveau si je n'étais pas prisonnier et m'ont dit de ramper jusqu'au char. A ce moment, mon téléphone a sonné. J'ai rampé sans enthousiasme, j'ai levé la tête et j'ai vu le drone. Au début, j'ai pensé que c'était nos hommes qui me cherchait. J'ai rampé 15 mètres jusqu'à l'intersection, et là j'ai été emmené par les Forces armées ukrainiennes. »
Capturé le 14 mars près du village de Stepove, Yelkin est envoyé à l'hôpital, où sa jambe est amputée. Puis il est emmené à Zaporizhzhia où, avec d'autres combattants, il est prévu de les échanger contre des prisonniers ukrainiens. Mais l'échange échoue. Yelkin étant déjà recherché, il est emmené à Odessa.
Peine maximale
Le procureur a requis 15 ans d'emprisonnement contre Yelkin, avec confiscation de biens – un terrain de 8 hectares dans la région d'Odessa, qui appartient à l'accusé. L'avocate de la défense Olga Bayraktar s’y est opposée, affirmant que son client avait coopéré à l'enquête, reconnu sa culpabilité et témoigné honnêtement devant le tribunal, de sorte que la peine devrait être plus clémente. « Veuillez noter que mon client a trois enfants mineurs. Il n'a aucune condamnation antérieure. Par conséquent, je pense qu'il y a tout lieu de lui imposer la peine minimale - 12 ans d'emprisonnement », déclare-t-elle.
Après en avoir délibéré, le juge Viktor Ivanov reconnaît Ruslan Yelkin coupable de trahison et de participation à une organisation terroriste, et le condamne à 15 ans de prison avec confiscation des biens. Il s’agit probablement du premier dossier pour crimes contre la sécurité nationale se tenant à Odessa, où aucun procès pour crimes de guerre n’a encore eu lieu. On ne sait pas encore si Yelkin fera bientôt partie d’un échange de prisonniers.
Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».