Jamais la Guinée n’a connu pareil procès. Un tribunal ad hoc a été créé et un bâtiment construit spécialement pour l’accueillir. La salle d’audience, aux dimensions imposantes, est surplombée d’une mezzanine afin de permettre à un maximum de personnes de suivre les débats. 11 prévenus feront face aux 450 parties civiles, lors de ce procès qui pourrait durer plus d’un an, selon le ministre guinéen de la Justice. Il doit s’ouvrir ce mercredi 28 septembre, le jour du 13ème anniversaire du massacre du stade de Conakry.
La Guinée connaît alors une crise socio-politique majeure. Elle est dirigée depuis neuf mois par un groupe d’officiers, avec à leur tête le capitaine Moussa Dadis Camara. Ils ont instauré une « transition » par la force, après la mort du général Lansana Conté, resté président de la Guinée durant 24 ans. L’opposition soupçonne le chef de la junte de vouloir se maintenir au pouvoir. C’est pour dénoncer sa possible candidature à la présidentielle qu’elle appelle à un rassemblement « pacifique », le 28 septembre 2009, au grand stade de Conakry. Mais alors que des milliers de ses militants et sympathisants sont rassemblés dans l’enceinte sportive, les forces de sécurité et de défense lancent l’assaut. Selon le rapport final d’une Commission d’enquête internationale, au moins 156 personnes ont été tuées. La répression a fait des centaines de blessés. Au moins 109 femmes ont été victimes de viol et d’autres formes de violence sexuelle. Des dizaines de personnes sont encore aujourd’hui portées disparues. Moins de trois mois plus tard, Dadis Camara est écarté du pouvoir, après une tentative d’assassinat.
En janvier 2010, une Commission nationale d’enquête indépendante, établie par l’État guinéen, confirme que des meurtres, des viols et des disparitions forcées ont été commis. Le mois suivant, un collège de juges guinéens est nommé pour enquêter. Les inculpations se succèdent. Rapidement Abubakar « Toumba » Diakité, l’aide de camp de Moussa Dadis Camara, est mis en examen. En juillet 2015, c’est au tour de l’ancien chef putschiste qui, selon l’ordonnance de renvoi, est poursuivi pour des faits de complicité de meurtre, tentative d’assassinat, enlèvement, séquestration et viol. Mais le nouvel homme fort de la Guinée, Alpha Condé, se montre très peu empressé d’organiser le procès, malgré l’insistance internationale. A l’issue de son renversement, en septembre 2021, une nouvelle junte militaire promet à nouveau la justice sur le massacre au stade. Et le 14 juillet dernier, le dossier connaît un coup d’accélérateur décisif. En conseil des ministres, « le président de la transition [instruit] le garde des Sceaux de prendre toutes les dispositions en vue d’organiser le procès, au plus tard le 28 septembre 2022 ». Un comité de pilotage est immédiatement réactivé et placé sous la direction du ministre de la Justice, Alphonse Charles Wright.
Le retour de Dadis Camara en Guinée
Dadis Camara, qui vivait en exil depuis sa chute, est rentré en Guinée dimanche matin. Il clame depuis toujours son innocence. Sa présence dans le box des accusés se précise. Son avocat, Me Pépé Antoine Lama l’assure : « Le président Moussa Dadis Camara a, depuis 12 ans, demandé à pouvoir rentrer au pays pour faire face aux juges afin de livrer sa part de vérité. »
Au total, 12 personnes ont été inculpées pour leur responsabilité présumée dans le massacre. Le Général Mamadouba Toto Camara, ex numéro 2 de la junte, le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), ne pourra répondre aux juges. Il est décédé en août 2021, éteignant l’action publique contre lui. Parmi les autres accusés se trouvent de grandes figures du CNDD mais la situation des suspects est très variable. Si certains sont en détention préventive depuis plusieurs années, d’autres comparaîtront libres, comme le colonel Moussa Tiégboro Camara, qui avait même pu conserver de hautes fonctions au sein de l’État guinéen après son inculpation, en étant nommé secrétaire général à la présidence en charge des services spéciaux sous Alpha Condé. Selon le ministre guinéen de la Justice, tous les accusés font désormais l’objet d’une interdiction de quitter le pays.
Derniers préparatifs
L’instruction du dossier, qui a permis d’entendre plus de 400 victimes, est close depuis décembre 2017. Officiellement, c’est la construction du tribunal ad hoc, qui retardait, depuis, l’ouverture du procès. A la veille de cette ouverture, les travaux, lancés en janvier 2020 par l’ancien président Condé, ne sont d’ailleurs pas encore totalement achevés. Dans le bâtiment flambant neuf, situé derrière la Cour d’appel de Conakry, il manque encore une partie du mobilier. Lors d’une rencontre avec un avocat des parties civiles, le 23 septembre, le garde des Sceaux a tenté de rassurer, affirmant que « la salle d’audience serait opérationnelle le 28 septembre ».
Treize magistrats ont été désignés en septembre pour constituer le tribunal ad hoc. Ils ont suivi trois semaines de formation afin de mieux faire face à l’ampleur du procès, ou à ses spécificités, comme les violences sexuelles. Le 23 septembre, le Conseil national de la transition, qui fait office d’assemblée depuis le coup d’État de Mamadi Doumbouya, a procédé à l’adoption d’une loi fixant les règles de protection des victimes, des témoins et autres personnes en situation de risque. Un autre texte portant sur l’aide juridictionnelle a également été entériné.
Le procureur général de la Cour pénale internationale, Karim Khan, est attendu à Conakry pour l’ouverture du procès. Sollicité au lendemain du massacre, son bureau (dirigé jusqu’en 2021 par Fatou Bensouda) s’est rendu régulièrement en Guinée depuis 2010, sans jamais décider de se saisir du dossier, le maintenant en « examen préliminaire ».
Si l’organisation américaine Human Rights Watch salue, dans un communiqué, l’ouverture du procès, elle rappelle les « nombreux obstacles » qui ont entravé « les progrès » de l’enquête guinéenne, « lesquels ont été lents et irréguliers ». Après 2017, « des organisations ont de plus en plus souvent dénoncé les retards dans l’ouverture du procès et ont exprimé la crainte d’un manque de volonté politique », souligne l’ONG.
Une opportunité politique pour le colonel Doumbouya
« Pour la première fois, les actes de ceux qui étaient au pouvoir vont être jugés », explique le politologue guinéen Kabinet Fofana. « Il suffit d’une volonté politique, que les autorités en place ne soient pas liées au dossier, pour que les violations des droits humains finissent par être jugées. » Fofana y voit aussi une manière d’interpeller« ceux qui dirigent aujourd’hui » le pays, alors que la nouvelle junte militaire semble avoir amorcé un virage autoritaire, interdisant en mai les manifestations et prononçant en août la dissolution du Front national pour la défense de la constitution (FNDC). Cette organisation de la société civile avait été le fer de lance du mouvement de contestation contre le troisième mandat d’Alpha Condé, qui avait mené au putsch de Doumbouya. Entre juillet et septembre, elle a appelé à plusieurs manifestations, réclamant un « retour rapide à l’ordre constitutionnel ». Chaque fois, des affrontements ont éclaté entre jeunes et forces de sécurité. Selon le FNDC, au moins 9 personnes sont mortes dans la répression. De plus en plus critiqué, Doumbouya voit peut-être dans ce procès l’occasion de « redorer son blason » sur la question des droits humains, explique Fofana. « Le colonel cherche à s’inscrire dans une rupture avec le régime passé, car Alpha Condé avait montré peu d’entrain à faire juger l’affaire. » Le chef de la junte est également dans une position plus favorable que son prédécesseur : « Si Mamadi Doumbouya va rapidement sur ce dossier, c’est parce qu’il n’y est pas politiquement exposé. Alpha Condé avait autour de lui des gens dont les noms étaient cités dans l’affaire », rappelle le politologue.
Dans une lettre ouverte adressée au président de la transition, le 22 septembre, l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre (Avipa) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) disent espérer que ce procès se tiendra « dans le respect des règles et des standards internationaux », et « permettra aux victimes d’obtenir justice, vérité, reconnaissance de leur statut et réparation ». Avocat des parties civiles, Me Alpha Amadou DS Bah se dit rassuré par les conditions d’ouverture du procès : « Nous sommes confiants, nous attendons de voir comment les premiers jours d’audience vont se dérouler et après, on jugera. On n’a aucun a priori, mais on reste vigilants. »
Du côté de la défense, certains avocats expriment déjà des craintes. Me Lama met en garde : « Nous souhaitons que ce procès se déroule dans les règles de l’art, que les magistrats en charge du dossier se conforment à la procédure. Ils ne doivent pas tomber sous le coup de pressions guidées par l’émotion ou par des intérêts politiques. »