Dans la nuit du 12 au 13 septembre, de violents affrontements éclatent le long de la frontière Est et Sud-Est entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Les hostilités, qui couvaient depuis l'accord de cessez-le-feu signé sous les auspices de la Russie deux ans auparavant, se sont poursuivies jusqu'au 15 septembre. Au cours de ces quelque 48 heures, les forces azerbaïdjanaises auraient utilisé de l'artillerie lourde et des drones sur une portion de 200 km de la frontière. Selon le Premier ministre arménien, les bombardements ont délibérément visé la population civile et les infrastructures civiles vitales dans 36 zones résidentielles et communautés.
La cause directe de l'embrasement reste incertaine, l'Arménie et l'Azerbaïdjan se rejetant mutuellement la faute. Le Premier ministre arménien a qualifié le bombardement azerbaïdjanais d'agression militaire non provoquée et injustifiée. L'Azerbaïdjan affirme que son attaque est une réponse aux "provocations à grande échelle" des forces arméniennes. Ce qui est clair, c'est qu'à la suite des combats, des milliers de civils ont été évacués des villes et villages et qu'au moins 207 soldats arméniens et 80 soldats azerbaïdjanais ont été tués, ce qui en fait l'attaque la plus meurtrière depuis septembre 2020.
Une escalade prévisible
Si les accrochages sont récurrents entre les deux pays, ils se concentrent généralement autour de l'enclave contestée du Haut-Karabakh. L'origine des tensions est complexe, associée à la dissolution des empires ottoman et russe, au génocide arménien, à la révolution bolchevique, et enfin, à la décision de Staline en 1923 de donner l'enclave du Haut-Karabakh, précédemment attribuée à l'Arménie, à l'Azerbaïdjan.
L'enclave a été un problème constant et croissant depuis l'indépendance de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan acquise en 1991 à la suite de la désintégration de l'Union soviétique. Reconnu internationalement comme faisant partie de l'Azerbaïdjan, le Haut-Karabakh a été peuplé et contrôlé par des Arméniens jusqu'en 2020, date à laquelle un nouveau conflit de grande ampleur a éclaté pour le contrôle de la région, faisant environ 6 000 morts et 91 000 déplacés, pour la plupart des Arméniens.
Le conflit de 2020 a laissé les forces arméniennes dévastées par 40 jours de combat et s'est terminé par un accord entre le président azéri Aliyev et le premier ministre arménien Pashinyan acceptant un cessez-le-feu négocié par la Russie. L'accord exigeait de l'Arménie qu'elle renonce à son contrôle militaire sur le Haut-Karabakh, autorisait les forces de maintien de la paix russes à garder la région pendant cinq ans et garantissait que l'Arménie accepterait de fournir un "corridor" au sud reliant l'Azerbaïdjan continental à son exclave du Nakhitchevan.
Aujourd'hui, après deux ans de tension croissante ponctuée d'affrontements réguliers et - selon l'Azerbaïdjan - le refus constant de l'Arménie de respecter la trêve soutenue par la Russie, il semble que l'Azerbaïdjan se soit lassé de la situation, compte tenu en particulier du blocage diplomatique qui empêche l’accès des Azéris au Nakhitchevan et d’autres provocations présumées des Arméniens. En effet, alors que les combats précédents s'étaient limités à l'enclave contestée du Haut-Karabakh, les forces azerbaïdjanaises ont cette fois-ci pénétré profondément en Arménie.
La situation du Haut-Karabakh en 2021
L’onde de choc du conflit en Ukraine
S'inspirant de son voisin russe « distrait » en Ukraine, l'Azerbaïdjan a clairement choisi de recourir à la violence pour vaincre la résistance arménienne et obtenir ce qu'il veut : les routes vers le Nakhitchevan. La guerre en Ukraine les place dans une situation géopolitique favorable sans précédent. Les livraisons de gaz russe étant suspendues vers l’Europe, l'Union européenne s'est tournée vers l'Azerbaïdjan pour son approvisionnement énergétique, donnant aux Azeris un avantage inédit dans le rapport de force économique.
Le timing de leur attaque - peu après la contre-offensive ukrainienne autour de Kharkiv - indique que l'Azerbaïdjan sait très bien que la Russie est trop préoccupée en Ukraine pour maintenir la paix par sa présence militaire dans le Caucase. Pourtant, la Russie ne peut se permettre une nouvelle escalade de la violence dans la région. Cela risquerait de pousser la Turquie – puissance régionale et solide allié de l'Azerbaïdjan - dans un conflit plus vaste lui assurant une influence décisive dans la sous-région face au concurrent russe.
Des victimes impuissantes
Outre l'Arménie, acculée géopolitiquement par un allié russe affaibli et faisant face à une puissante coalition turco-azérie renforcée par une Union européenne en demande, les véritables victimes du conflit sont les milliers de personnes déplacées qui ont tout perdu. Vers où peuvent-elles se tourner pour obtenir une protection ou des réparations pour leurs souffrances ? Avec son défenseur des droits de l'homme (Ombudsman), l'Arménie dispose d'un mécanisme national qui offre une plateforme aux voix des victimes. Les pouvoirs de l’Ombudsman sont toutefois limités à un role d’observateur et de rapporteur en matière de violations des droits de l’homme et libertes fondamentales. S’il est également chargé de faciliter le rétablissement des droits et libertés violés, son mandat est loin de suffire pour garantir la protection des victimes, sans parler des besoins de réparations.
Un certain nombre d'affaires ont été portées devant la Cour européenne des droits de l'homme, contre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, avec des décisions établissant un partage des responsabilités pour les violations les plus graves, mais le rôle et le pouvoir du Conseil de l'Europe dans la mise en œuvre ou l'exécution de ces décisions restent vagues. La Cour internationale de justice (CIJ) a également été saisie par l'Arménie et l'Azerbaïdjan en 2021 dans le cadre de l'application de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Le 19 septembre 2022, l'Arménie a demandé à la CIJ de prononcer de nouvelles mesures conservatoires pour "protéger de la violence et des atteintes à l'intégrité physique toutes les personnes capturées en relation avec le conflit de 2020, ou tout conflit armé entre les parties depuis cette date, lors de leur capture ou par la suite, y compris celles qui restent en détention, et assurer leur sécurité et leur égalité devant la loi."
La règle de droit contre la loi du plus fort
Les conflits présents et passés, en Ukraine ou dans le Caucase, mettent en lumière les insuffisances des mécanismes judiciaires ou quasi-judiciaires existants, dépourvus de la réactivité et de l'efficacité nécessaires pour apporter une reponse satisfaisante à ces crises tragiques. Pourtant, ce sont bien deux concepts de civilisation radicalement différents qui s'affrontent ici, la règle de droit et la loi du plus fort. C’est en Ukraine que cette alternative angoissante s’exprime actuellement le plus clairement et le plus violemment. Les Ukrainiens l’ont compris, qui ont déployé, dès les premières semaines de l'invasion russe, une remarquable hyperactivité judiciaire, faisant appel à toutes les juridictions nationales et internationales compétentes, voire à la création d’un nouveau tribunal spécial pour le crime d'agression.
La création d'un Mécanisme permanent d'enquête indépendant (SIIM), proposé par la Commission internationale de juristes, pourrait présenter une solution intermédiaire utile pour les victimes de conflits tels que celui qui oppose l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Le SIIM aurait deux fonctions : mener des enquêtes en vue de recueillir des informations et des preuves qui pourraient être utilisées dans le cadre de procédures pénales et autres procédures juridiques et administratives ; fournir un service spécialisé à tout organe existant ou futur institué par les Nations unies visant à ce que les responsables d’atrocités rendent des comptes. Quel que soit le mécanisme – tribunal sur l’agression, organe d’enquête permanent, ou autre solution idoine – il s’agit de reprendre l’initiative politique, à une échelle collective, pour offrir des solutions fondées sur l’Etat de droit plutôt que sur la loi du plus fort. Et éviter que les victimes du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan demeurent aussi celles des impasses de la justice internationale.
Maud Sarliève est avocate et chargée de cours à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Elle a notamment travaillé pour le bureau des juges d’instruction aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, pour les Procureurs EULEX au Kosovo et pour une équipe de défense au Tribunal spécial pour le Liban.