Aujourd'hui, la ville a retrouvé ses paisibles parcs verts, tapissés de feuilles d'automne. Mais début mars, l'armée russe occupait les localités voisines et maintenait sous blocus Tchernihiv – située au nord de l'Ukraine entre la frontière biélorusse et Kyiv, sur cette route empruntée par une colonne de 64 kilomètres de chars russes dans les premiers jours de l'invasion.
Le tribunal du district de Novozavodsk à Tchernihiv, actif dans la poursuite des crimes de guerre dès la libération de la ville, s'organise actuellement pour examiner le cas de deux militaires russes qui auraient terrorisé des habitants dans leur maison durant trois semaines.
Les enquêteurs les ont identifiés comme étant des soldats du 80e régiment de chars (unité militaire n° 87441), stationnés dans la ville de Chebarkul, dans la région de Chelyabinsk de la Fédération de Russie. Le 9 mars, treize d'entre eux se sont installés de force dans une maison où vivaient une femme âgée et ses deux petits-enfants. Inculpé dans cette affaire, le commandant Ruslan Kuliev, 30 ans, était le plus haut gradé parmi les occupants.
Par un habitant de la région, les Russes ont appris que le petit-fils de la dame qui les hébergeait contre son gré avait servi auparavant dans la Garde nationale ukrainienne. Ils ont alors commencé à le maltraiter. Le jeune homme a été conduit dans la cour et le deuxième accusé dans l'affaire, le sergent Andrei Shudin, 22 ans, l'a frappé à la poitrine au moins quatre fois sur les instructions de Kuliev, selon l’acte d’accusation. Du 9 au 13 mars, le garçon a passé quatre nuits glaciales dehors, les mains liées et sans vêtements appropriés.
Des viols répétés
Les occupants ont alors fait vivre un enfer à l'intérieur de leur maison à la grand-mère et à sa petite-fille de 16 ans. Selon l'enquête, Kuliev, 30 ans, a harcelé la jeune fille à plusieurs reprises la nuit. Lorsque qu’on l'interpellait en disant qu'elle était encore une adolescente, Kuliev répondait qu'elle avait l'air d'avoir une vingtaine d'années.
Selon l'acte d'accusation, dès la première nuit où ils sont arrivés dans la maison, entre 2 et 4 heures du matin, le commandant russe a poussé la victime sur le lit, s'est assis sur ses jambes et l'a frappée à la tête avec un pistolet, a menacé de tuer ses proches en cas de refus, et de la remettre ensuite à d'autres soldats russes pour la violer. La jeune fille s'est libérée et a appelé à l'aide en criant, intimidant l'agresseur. La nuit suivante, cela s'est reproduit.
"Il s'est allongé à côté de moi en disant 'je ne te violerai pas, mais laisse-moi te toucher'. C'est ainsi qu'il m'a pris [à la gorge] et a dit 'si tu cries, je vais te tordre le cou. Si tu ne cèdes pas volontairement, alors je tuerai la vieille femme et ton frère et tout le monde te violera", a témoigné la victime dans l'émission "Television Toronto".
Cette situation a duré jusqu'au 18 mars, date à laquelle la victime a disparu. Sa tante avait réussi à l'emmener. Les Russes, découvrant l'absence de la jeune fille, ont interrogé le frère, lui demandant où se cachait sa sœur. Selon l’accusation, Kuliev a frappé le garçon aux jambes avec une queue de billard, a menacé de le tuer et a tiré deux fois en direction des jambes. Le 21 mars, un soldat russe a pointé sur lui un lance-grenade chargé. N’obtenant pas de résultat, les Russes ont apparemment laissé le garçon tranquille et ont vécu dans la maison pendant environ une semaine, jusqu'à leur départ à la fin du mois de mars.
Selon les officiers de police, le 1er avril, le 80e régiment de chars a quitté la région de Tchernihiv et est retourné sur le territoire de la Fédération de Russie, où il se trouve actuellement. Peu de temps après leur départ, la mère de la victime a déposé une plainte pour violences sexuelles.
Appels du tribunal restés sans réponse
Bien qu'ils aient étonnamment laissés leurs contacts derrière eux, les deux soldats russes n'ont sans surprise pas répondu aux appels de la cour.
"Les soldats russes, quand ils ont quitté la maison, pour une raison quelconque, ont laissé leurs contacts à ceux avec qui ils vivaient -- des numéros de téléphone. Ils ont dit : "Si d'autres soldats russes viennent nous chercher, donnez-leur nos coordonnées, laissez-les nous contacter et nous leur expliquerons comment vivre ici", a déclaré à Sudovyi Reporter le procureur Ihor Kondratyuk, qui représente l'affaire au tribunal.
Chudin, qui a battu le garçon et l'a tenu dehors avec des menottes pendant que Kuliev harcelait sa sœur à l'intérieur, a noté son numéro de téléphone sur un morceau de papier.
L'affaire est arrivée devant le tribunal le 27 juillet. Et deux mois plus tard, le juge Volodymyr Pavlov a décidé d’ouvrir un procès par contumace, conformément à la procédure applicable en Ukraine lorsque l'accusé est absent. À trois reprises, les deux accusés ont été appelés à comparaître au tribunal dans le journal officiel et sur le site Internet du tribunal de district de Tchernihiv. Par conséquent, Chudin et Kuliev sont considérés comme ayant été notifiés.
Dans l'intervalle, des avocats du Centre d'aide juridictionnelle ont été désignés pour les défendre. Les défenseurs n'ont pas soulevé d'objections aux accusations jusqu'à présent.
Témoignage vidéo des victimes
Le procureur Kondratyuk a demandé que l'affaire soit examinée à huis clos pour la partie concernant les violences sexuelles sur une mineure. Il nous a également indiqué que le frère de la jeune fille, qui est à la fois une victime et un témoin oculaire de la brutalité des soldats russes, et la tante, qui a réussi à emmener la jeune fille loin des occupants, devraient témoigner au tribunal.
"En ce qui concerne la fille, nous allons déposer une demande pour utiliser un interrogatoire vidéo de celle-ci, afin de ne pas traumatiser l'enfant à nouveau", a déclaré Kondratyuk. La loi martiale, introduite en Ukraine le 24 février à la suite de l'invasion russe, permet en effet d'utiliser comme preuve au tribunal les témoignages des victimes et des témoins enregistrés sur vidéo. "J'ai personnellement interrogé la jeune fille. Nous allons visionner cette vidéo durant l’audience au tribunal", a expliqué le procureur à Sudovyi Reporter.
Il n'est pas prévu de convoquer au tribunal la grand-mère, qui a également été témoin de ces événements dans la maison. Le procureur indique qu’il a décidé de ne pas déranger la femme de 75 ans en raison de son âge.
Et même si le procès se déroulera par contumace, Kuliev et Chudin seront tout de même convoqués au tribunal chaque fois que leur dossier sera audiencé, ce qui leur donne, au moins formellement, la possibilité de participer en personne.
Les militaires russes risquent de 8 à 12 ans de prison pour avoir violé les lois et coutumes de la guerre. Leur sentence devrait être prononcée à la mi-novembre.
Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter »