Il s’agit d’une première tranche sur les 325 millions de dollars dont Kampala doit s’acquitter, en vertu de l’arrêt historique de la Cour internationale de justice (CIJ) prononcé le 9 février dernier. Le montant le plus important jamais accordé à titre de réparation par un tribunal international pour des violations graves des droits humains. Les 65 millions reçus en septembre par Kinshasa doivent être suivis dans les cinq ans de quatre versements identiques.
« Nous avons commencé à payer et nous sommes prêts à payer le montant restant comme convenu avec nos homologues de la RDC [République démocratique du Congo] et personne ne devrait douter de la détermination de l'Ouganda sur cette question », assure le ministre ougandais de la Justice et des Affaires constitutionnelles, Nobert Mao, interrogé par Justice Info. L'Ouganda attache de l'importance aux relations avec tous ses voisins dans le contexte du panafricanisme. Il est vrai que l'Ouganda s'est opposé à la décision et à la réparation mais, en tant que nation clairvoyante, nous avons considéré les relations bilatérales avec la RDC avant tout autre facteur et nous avons pris l’initiative de payer comme l'a décidé la Cour. »
Ce règlement rapide et inattendu, l’Ouganda ayant indiqué qu’il ne paierait pas, intervient sept mois après la décision du tribunal onusien de La Haye. Il s’explique par le fait que « nous considérons que les bonnes relations avec nos voisins n’ont pas de prix », ajoute le ministre.
Une décision stratégique de Kampala
« Ce paiement est avant tout stratégique, explique le professeur Sabiiti Makara, politologue ougandais et professeur à l’université publique de Makerere, à Kampala. La RDC est en train de devenir l'un des principaux marchés d'exportation de l'Ouganda pour ses produits industriels et l’enjeu va bien au-delà du paiement d'une compensation. Deuxièmement, la RDC a autorisé les militaires ougandais à combattre les Forces démocratiques alliées [les ADF, mouvement rebelle ougandais], que Kampala considère comme un groupe terroriste, malgré la résistance de la population locale qui se souvient de l'invasion [ougandaise]. »
« Kampala paie donc la réparation pour renforcer les relations bilatérales, mais aussi pour faciliter la coopération militaire contre les rebelles de l'ADF ainsi que le commerce », résume le professeur Makara, pour qui le timing est évident. « Le paiement ne peut pas être un accident, ce n'est pas une coïncidence si tout cela se produit au moment où l'Ouganda et la RDC mettent en œuvre trois réseaux routiers majeurs reliant les deux pays. Toutes ces décisions stratégiques stimulent la diplomatie, la sécurité, le commerce et les échanges. »
Selon la Banque centrale de l'Ouganda, les exportations vers la RDC ont atteint un niveau record en janvier 2022, passant de 29,9 millions à 74,3 millions de dollars, soit une augmentation de 44 % en une année.
Victoire à la Pyrrhus pour Kinshasa
Mais ce geste pas tout à fait désintéressé laisse place à des réactions mitigées à Kinshasa, où l’on n’a pas oublié que la RDC réclamait 11 milliards de dollars à l’Ouganda pour les dommages causés, comprenant d’importantes pertes en vies humaines, d’innombrables viols, des recrutements massifs d’enfants soldats et d’immenses déplacements de population.
Le montant obtenu par la RDC devant la CIJ traduit sa « faiblesse » face au puissant Ouganda, estime Dismas Kitenge, ancien vice-président de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et président du Groupe Lotus, basé à Kisangani (Nord-Est). « J’ai vu l’Ouganda occuper les régions de l’Est, tout l’ensemble de l’ancienne Province Orientale, se souvient-il. L’Ouganda occupait le Nord-Kivu, l’Équateur. L’armée ougandaise exploitait les ressources naturelles et minières de la RDC, le bois, le cacao, le café… » « Les 325 millions que la CIJ nous a accordé comme dommages et intérêts, c’est trop peu », déplore Kitenge, qui précise que l’exploitation de ces régions pouvaient rapporter au minimum 2 milliards de dollars par an.
Le président du groupe Lotus appelle les autorités à consulter les victimes sur leurs propres besoins en réparation, et à ne pas reproduire les erreurs du passé. Kitenge évoque l’expérience d’un Fonds récent. Début 2021, le ministre des Droits humains de l’époque, André Lite, avait annoncé le versement de réparations à près de 3.000 victimes de la guerre ougando-congolaise, d’un montant de 1,5 million de dollars, à verser en trois tranches. Seule une première tranche d’environ 540.000 dollars a été débloquée, indique Kitenge, et des détournements ont été signalés au niveau local et certains responsables arrêtés. « Les autorités locales, à plusieurs niveaux, se sont mêlés à cet argent pour que ça leur profite, pour que les victimes puissent n’avoir qu’une petite partie. Il faut en tirer les leçons », alerte-t-il.
« Le gouvernement n’inspire pas confiance »
Parmi les acteurs de la société civile, les appels à la transparence reviennent avec insistance.
Le point majeur d’inquiétude pour les victimes étant la gestion des fonds ougandais, par un établissement public qui n’a pas encore été créé. Les millions reçus de Kampala sont pour l’instant déposés au Congo sur un compte transitoire du ministère de la Justice, indiquait Rose Mutombo, la Garde des Sceaux, au conseil des ministres du 9 septembre. Cet argent assure-t-elle ne pourra être utilisé qu’après l’opérationnalisation effective du Fonds spécial de réparation et d’indemnisation aux victimes des actes illégaux de l’Ouganda en RDC ou à leurs ayants-droit. Mais jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas précisé quand ce fonds spécial sera opérationnel et à quoi précisément l’argent sera affecté.
Ce qui alimente l’inquiétude de la société civile et des victimes. ‘’Le gouvernement congolais ne nous inspire pas confiance, pas du tout. Parce que l’on voit comment les questions financières sont gérées au niveau national. Il faut qu’il y ait une commission mixte pour que cet argent soit tracé’’, suggère Jean de Dieu Kilima, le coordonnateur national du Ukumbusho (« Souvenir », en français), un mouvement populaire travaillant sur la mémoire et la commémoration des violences du passé en République démocratique du Congo.
Malgré nos sollicitations, les officiels congolais n’ont pas souhaité apporter des précisions.