Ouvert le 10 octobre à Paris, le procès Kunti Kamara ravive les fantômes de la première guerre civile libérienne. Aujourd’hui âgé de 47 ans, le Libérien d’ethnie mandingue était, au début des années 1990, à la tête d’un contingent armé du Mouvement uni de libération pour la démocratie (Ulimo), opposé au Front national patriotique du Liberia (NPFL) dirigé par celui qui deviendra président du Liberia, Charles Taylor. En 1993, il aurait participé à la prise de la ville de Foya, dans le comté de Lofa. Au cours de l’année suivante, il s’y serait livré à de multiples exactions.
D’après l’acte d’accusation, Kamara s’est rendu complice d’une « pratique massive et systématique de tortures ou d’actes inhumains, inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile ». Des « crimes contre l’humanité ». Mais les termes juridiques ne préparent pas à la violence des récits des témoins et victimes. Une longue litanie de l’horreur qui fait écho à celle décrite, deux ans plus tôt, devant le Tribunal Pénal Fédéral de Bellinzone, en Suisse. A l’issue de ce procès Alieu Kosiah, ancien commandant de l’Ulimo, a été condamné à vingt ans de prison pour crimes de guerre.
Deux procès en miroir. Car ce sont partiellement des mêmes faits que Kamara et Kosiah, officier de rang supérieur, ont été accusés. Des crimes commis à Foya, dans le comté de Lofa, à l’aube des années 1990, où l’un et l’autre nient avoir été présents. Tous deux se connaissaient au Liberia et se sont croisés des années plus tard aux Pays-Bas, où Kamara a trouvé refuge en 2001. Et lorsque Kosiah a été arrêté, puis jugé en Suisse, c’est Kamara qu’il a appelé à témoigner en sa faveur. Le commandant attendait vraisemblablement de son ancien frère d’armes qu’il confirme qu’il n’était pas dans le comté de Lofa. Selon le transcript d’audience réalisé par l’ONG suisse Civitas Maxima, Kamara s’est efforcé de défendre son ancien supérieur, le décrivant comme « une personne qui n’est pas cruelle ». Mais il a aussi affirmé que celui-ci était bien dans le comté de Lofa en 1993 et 1994.
« Complot » de l’ONG Civitas Maxima
Près de deux ans plus tard, les situations sont inversées. Ce vendredi 21 octobre, c’était au tour de Kosiah, cité par l’accusation, de témoigner au procès de son ancien camarade. Il s’agissait, là aussi, de déterminer si oui ou non, l’accusé – cette fois Kamara – était bien à Foya, dans le comté de Lofa, au moment des faits.
Encadré par deux gendarmes, Kosiah entre dans la salle d’audience tel un orateur montant à la tribune, emplissant l’espace de sa taille, massive, et de sa gouaille. Face à sa morgue et ses grands gestes, on en oublierait presque Kamara, silencieux dans son box, presque chétif en comparaison.
Kosiah lui-même ne semble pas tout à fait au point sur les raisons de sa présence, discourant comme s’il jouait dans ce palais de justice parisien le deuxième round de son propre procès. Invité à faire une déclaration spontanée – selon les règles de la procédure française – avant d’être questionné, il s’en donne à cœur joie. Pendant près d’une heure, l’homme déroule avec force détails une dénonciation en règle du « complot » dont il ferait l’objet, ourdi par l’ONG Civitas Maxima et en premier lieu son directeur, l’avocat suisse Alain Werner. Celui-ci, assure l’ancien chef de guerre, aurait entrepris de recruter et manipuler divers individus au Liberia dans le but de construire un dossier d’accusation contre lui et contre Kamara (lequel, tout en s’efforçant visiblement de suivre le discours alambiqué de son ex-frère d’armes, hoche de temps à autre la tête en signe d’approbation). « J’ai avec moi plusieurs documents qui le prouvent, Monsieur le Président ! » Moulinet de bras. Dans la salle, Me Werner soupire. Ce discours-là, il ne l’entend pas pour la première fois. C’est le même que Kosiah a seriné, dit-il, à son procès en Suisse.
« Personne ici ne comprend ce qui s’est passé »
Mais au-delà, c’est aussi la capacité même d’une cour européenne à juger ce qui s’est passé au Liberia que le Libérien remet en cause. À plusieurs reprises au cours de l’audience, il dira de la vice-procureure Aurélie Belliot ou de l’avocate des parties civiles Sabrina Delattre qu’elles « ne savent pas de quoi elles parlent ». D’ailleurs, « personne ici ne comprend vraiment ce qui s’est passé ». Jusqu’à déclarer au président de la cour : « Mon opinion, c’est que cette affaire est trop compliquée pour être jugée par des Blancs. »
Quand des témoignages accablants contre Kunti Kamara sont cités, Kosiah dénonce en bloc leur légitimité, répétant encore et encore : « Moi je suis mandingue. Kunti est mandingue. Pour témoigner contre l’Ulimo, on va chercher des gens qui ne sont pas mandingues. Pour comprendre le fond de la guerre au Liberia, il faut comprendre qui accuse qui. » Pour l’ancien commandant, les témoignages fournis ne sont jamais que la continuation du conflit auquel il a pris part, trente ans plus tôt. Le président a beau lui opposer que la cour « ne juge pas le conflit » mais « cherche à savoir si des civils qui n’avaient rien à voir avec ce conflit ont été victimes d’atrocités », rien n’y fait.
Entre Kosiah et le président de la Cour, l’incompréhension est totale. Le fossé s’accroit encore quand, interrogé sur l’un des actes les plus perturbants dont Kamara est accusé dans ce procès – le meurtre d’un instituteur et la consommation de son cœur, auxquels Kamara et Kosiah auraient participé – l’ancien commandant libérien répond :
- « Monsieur le président, nous sommes tous des êtres humains. Depuis longtemps, nous avons découvert le feu. Je pense qu’aucun être humain ne pourrait manger de cœur comme ça. »
- « Vous voulez dire cru ? », reprend le magistrat, « parce que s’il avait été cuit cela aurait été plus humain ? »
Vingt minutes plus tard, on en est encore là, Kosiah tentant désespérément d’expliquer au jury français qu’il ne s’agit pas de savoir si c’est bien ou mal, mais que dans la pratique, manger un cœur cru c’est compliqué.
Selon Kosiah, Kamara a participé à la prise de Foya
Mais si l’ancien commandant épuise l’audience de digressions et circonvolutions, le ministère public et les parties civiles semblent tout de même en tirer quelques éléments à exploiter.
Depuis le début, Kamara nie non seulement avoir participé aux crimes dont on l’accuse mais dénonce même leur véracité – l’atrocité étant l’apanage du camp de Taylor, à l’en croire. Or, si Kosiah tenait la même ligne lors de son procès, l’ancien commandant a, semble-t-il, nuancé son discours depuis. Selon Kosiah, la pratique du tabé – une technique de torture - était certes « l’invention du NPFL » de Taylor mais a « par la suite été utilisée par toutes les parties » au conflit. Il admet aussi qu’il y avait bien des combattants mineurs – des enfants soldats donc – au sein de l’Ulimo. Autant d’éléments que Kamara n’a cessé de contester jusqu’à présent.
Et surtout, selon Kosiah, Kamara a bien participé à la prise de Foya, au début de l’été 1993 et il y était vraisemblablement basé au cours des mois suivants (« même si je ne peux que le supposer, puisque je le répète, je n’y étais pas à ce moment-là »). Le commandant l’y aurait tout de même croisé « lors d’un passage » en 1994. Or, depuis son arrestation, Kamara soutient qu’il n’était pas basé dans la ville de Foya en 1993 et 1994, et affirme avoir passé ces longs mois, selon lui, sur une ligne de front à Medikoma. Ligne de front dont Kosiah n’a manifestement pas connaissance. Interrogé à l’audience sur les lignes de front à l’époque, il ne la mentionne pas.
Fin de la traversée du miroir. Quatre heures après son entrée fanfaronne, Kosiah est remercié et repart, menotté, sous le regard fatigué des juges et jurés. À peine lance-t-il un vague regard en coin à son ancien frère d’armes dans son box. À ce stade, c’est chacun pour soi. Son procès en appel doit avoir lieu dans quelques mois, début 2023, en Suisse.