« C’est une victoire pour nous et une première dans la région », lance Eang Vuthy, directeur de Equitable Cambodia, une organisation non gouvernementale cambodgienne. Le militant savoure son plaisir au lendemain du premier acte, le 21 septembre à Bangkok, d’un procès exceptionnel. Pour la première fois en Asie du Sud-Est, une entreprise multinationale est poursuivie pour son activité dans un pays étranger, dans le cadre d’une « class action », une action collective de plaignants ayant subi un même préjudice. D’un côté, Mitr Phol, géant thaïlandais du sucre, cinquième sucrier au niveau mondial et fournisseur, notamment, de Coca Cola ; de l’autre, 711 familles de paysans cambodgiens. Un combat de David contre Goliath qui a commencé en 2008. Un cas emblématique des conséquences d’une certaine vision du développement, où l’octroi de vastes concessions foncières par le gouvernement cambodgien a causé de multiples atteintes aux droits de l’homme. Selon un rapport transmis en 2014 au bureau du procureur de la CPI par le cabinet d’avocats londoniens Global Diligence, du fait de ces concessions, entre 350 000 et 400 000 personnes auraient été victimes de déplacements forcés sur une quinzaine d’années. Selon ces avocats, la situation pourrait relever d’un crime contre l’humanité.
Le procès contre Mitr Phol illustre parfaitement ce phénomène. En 2008, trois de ses filiales cambodgiennes se sont vu octroyer par le gouvernement cambodgien 9 400 hectares dans la province de Odar Meancheay, au nord du Cambodge. Une concession de 70 ans afin de produire et de transformer de la canne à sucre. Le sucrier est désormais accusé de déplacements forcés de populations, d’accaparement des terres et de destruction de propriétés privées.
2 000 familles exclues de leurs terres
Hoy Mai se souvient des premiers défrichages de terrains dans son village. On lui a d’abord dit que ces terres étaient destinées aux villageois. Mais très vite, elle a déchanté : les maisons étaient brulées, les rizières détruites. « J’ai le sentiment que nous sommes les victimes de cet investissement. Si l’investissement de Mitr Phol au Cambodge n’existe pas, il n’y a pas d’éviction forcée ni d’incendie des maisons. C’est la raison pour laquelle nous continuons notre lutte pour que la compagnie soit tenue responsable de ce qui s’est passé. Elle n’a pas respecté la loi et devrait en rendre compte », lance-t-elle.
Hoy Mai personnifie la ténacité des habitants lésés, qui attendent des réparations depuis 14 ans. Cette femme menue de 60 ans est si célèbre que des activistes thaïlandais la reconnaissent et la saluent quand ils la croisent à Bangkok, la capitale thaïlandaise.
Une de ces organisations non gouvernementales qui soutiennent ces villageois, Inclusive Development International (IDI), a estimé que 2 000 familles dans 26 villages ont dû quitter leurs terres du fait de la concession de Mitr Phol. Elles ont perdu non seulement leurs rizières, mais aussi l’accès à des pâturages, à des terres communes ainsi qu’aux ressources de la forêt, partie intégrante de leurs moyens de subsistance.
Smin Tit, un des trois plaignants présents fin septembre à Bangkok, précise : « Au début, on ne connaissait pas grand-chose à la loi, mais les ONG nous l’ont expliquée et nous ont soutenus ». Dans un premier temps, les villageois ont tenté un recours devant la justice cambodgienne. Mais quand Hoy Mai et son défunt mari ont marché 400 kilomètres pour plaider leur cause auprès du premier ministre cambodgien Hun Sen, ils ont été poursuivis. « J’ai été accusée d’avoir coupé 5 hectares de forêt par jour alors que j’étais enceinte ! Comment aurais-je pu le faire ? », demande-t-elle. Elle a écopé d’une peine de huit mois de prison.
Contrecarrer une impossible justice au Cambodge
En 2014, les villageois soutenus par IDI, Equitable Cambodia et la Ligue cambodgienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (Licadho), ont donc saisi la Commission thaïlandaise des droits de l’homme. Ils s’appuient notamment sur le plan d’action Droits de l’homme et entreprises, qui vient alors d’être adopté par la Thaïlande, le premier pays dans la région à s’en être doté. Au terme de son enquête, la Commission constate les nombreuses violations des droits de l’homme commises par Mitr Phol, soulignant l’appauvrissement des populations, et demande au sucrier de réparer les dommage subis. L’année suivante, l’entreprise thaïlandaise obtient du Cambodge l’annulation des concessions et se retire du Cambodge. Mais les promesses de réparations ne sont pas tenues. Et en 2018, les plaignants enclenchent une action collective devant la justice thaïlandaise. Leur requête est rejetée en première instance, la cour soulignant les complexités logistiques d’un tel procès. Mais en appel, en juillet 2020, cette décision est cassée.
D’où cette audience du 21 septembre dernier, qui « crée un précédent pour que les communautés déposent des plaintes hors du Cambodge », se réjouit Eang Vuthy. « On s’attend à gagner ce dossier car la cour thaïlandaise est beaucoup plus indépendante, n’étant pas contrôlée par le gouvernement comme dans notre pays », assure Hoy Mai.
Après une si longue attente, elle a néanmoins trouvé le rendez-vous du 21 septembre avec le juge un peu court et sibyllin. « On ne nous a rien demandé. Je suis un peu inquiète à cause des retards, et de ne pas gagner, mais je suis également heureuse du soutien que nous avons reçu », dit-elle.
L’audience préliminaire, qui a duré 30 minutes, a surtout permis aux représentants des deux parties de conclure qu’ils avaient besoin de temps. « Dans une ‘class action’, les deux parties ont besoin de temps pour soumettre toute la preuve et la vérifier avant que la cour ne fixe une date pour le procès. Les deux parties ont dit qu’elles n’étaient pas prêtes. Nous attendons toujours la traduction en thaï de documents », précise Sor Rattanamanee Polkla, l’avocate thaïlandaise des plaignants.
Les documents de Coca-Cola
Pour étayer leurs arguments, les plaignants comptent notamment puiser dans des documents récemment obtenus au terme d’une action en justice aux États-Unis. « Pour appuyer la procédure en Thaïlande, nous avons déposé contre Coca-Cola une demande de divulgation et nous l’avons gagnée en début d’année, explique Eang Vuthy. Coca-Cola vient de remettre 5 000 documents au sujet de leur relation d’affaires avec Mitr Phol. Nous devons les étudier pour voir ce qui peut être soumis à la justice thaïlandaise. Ces documents sont confidentiels et ne peuvent être utilisés qu’à des fins judiciaires. Mais c’est très important pour notre compréhension de la chaîne d’approvisionnement. »
Pour Sor Rattanamanee Polkla, la bataille devrait se jouer en particulier sur les délais de prescription et les enjeux de la chaîne des responsabilités, Mitr Phol estimant que les exactions commises sont le fait des autorités locales. Mais l’avocate compte faire reconnaître le préjudice moral en s’appuyant sur un précédent. « Dans une affaire minière, nous avons demandé des indemnités pour cause de peur et de panique. La cour a accepté ce principe. »
Les parties doivent se revoir le 25 janvier pour une nouvelle audience préliminaire. Le procès sur le fond devrait commencer en avril 2023 pour un verdict attendu à la fin de l’année prochaine. Un aboutissement heureux serait une consolation pour les victimes tant le combat contre Mitr Phol a bouleversé leur vie. « Cinq de mes enfants sont partis chercher du travail en Thaïlande car nous n’avions pas les moyens de vivre chez nous. L’un d’eux a disparu. Mon mari est mort pendant la lutte », rappelle Hoy Mai. Aujourd’hui, elle cultive des patates douces sur un terrain donné par les autorités cambodgiennes. Comme elle, 312 familles ont reçu un lopin de terre de 2 hectares, en deçà de la moyenne des 5 hectares qu’ils détenaient auparavant. Plus de 300 familles attendent toujours. Hoy Mai parle avec fierté de son fils de 13 ans, né alors qu’elle était en prison. Il étudie bien à l’école. Et son prénom, Samnang, signifie chance. Il a été choisi par son avocate.