« Certes, des crimes extraordinaires peuvent être commis par des personnes ordinaires. Mais chacun n’est pas voué à devenir un criminel de guerre, déclare l’avocate générale Aurélie Belliot. On conserve son libre arbitre. » Ce lundi 31 octobre, la procureure requiert une peine de prison à perpétuité contre Kunti Kamara. L’ancien commandant au sein du Mouvement uni de libération du Liberia pour la démocratie (Ulimo) est accusé d’« actes de torture et actes de barbarie aggravés » et de « complicité de crimes contre l’humanité ». En 1993 et 1994, en pleine guerre civile au Liberia, Kamara se serait livré à de multiples exactions dans la ville de Foya et ses alentours, lors de la sanglante occupation par son groupe armé d’un comté aux confins du Liberia, le Lofa.
Kamara est en procès depuis le 10 octobre à Paris, en vertu de la compétence universelle, qui permet à la justice française de juger de crimes internationaux commis hors du territoire et par un non ressortissant. Le 2 novembre au matin, l’accusé a eu une dernière occasion de parler devant la cour d’assises à Paris. Cela a duré trente secondes. « Je n’ai rien d’autre à ajouter que je suis innocent aujourd’hui, je serai innocent demain. Je n’étais qu’un simple soldat », a-t-il déclaré.
Le soir même, la cour l’a au contraire reconnu coupable de tous les chefs d’accusation portés contre lui, le condamnant à la prison à perpétuité.
Le viol comme crime contre l’humanité
Le Lofa est un comté où « le temps semble s’être arrêté » depuis trente ans, a expliqué l’avocate générale dans son réquisitoire, évoquant les ruines de la centrale électrique de Foya, jamais reconstruite après avoir été dépecée par l’Ulimo en 1993, son générateur emporté lors de l’une de ces marches forcées de sinistre mémoire. Ces marches, de véritables « actes de torture », où les habitants étaient réquisitionnés de force, sont l’un des crimes dont Kamara était accusé, parmi d’autres actes de barbarie.
Mais c’est parce qu’il aurait cautionné les viols multiples, d’une extrême violence, de deux femmes par ses subordonnés que Kamara était aussi poursuivi pour « complicité d’actes de torture constitutifs de crimes contre l’humanité ». Contrairement aux autres crimes dont Kamara est accusé et qui datent de 1993, ces faits se seraient déroulés après le 1er mars 1994, date à laquelle l’infraction de crimes contre l’humanité est entrée dans le droit pénal français. Pour l’accusation, nul ne peut nier le caractère généralisé, systématique et massif du viol et de l’esclavage sexuel des femmes du Lofa sous la coupe de l’Ulimo. Ces viols s’inscrivent donc dans un contexte et une stratégie de terreur globale à l’encontre de la population civile du Lofa. Mais en 1994, le « viol » n’était pas considéré comme constitutif d’un crime contre l’humanité. La qualification retenue est donc celle d’« actes de torture constitutifs de crimes contre l’humanité ». Une « acrobatie juridique », dénoncera la défense. Une réalité, soutient l’accusation. Le 25 octobre, relatant à la cour ce qu’elle avait subi aux mains de « Babylon », lequel aurait été l’un des gardes du corps de Kamara, Esther N. s’était effondrée dans le prétoire, rongée par la douleur, et les pompiers avaient dû intervenir, interrompant définitivement son audition. Dans son jugement, la cour a retenu la qualification la plus grave pour ces viols : crime contre l’humanité.
La preuve par les témoins
La première guerre civile au Liberia aura opéré aux confins de l’horreur et du chaos, a déclaré la procureure Belliot. Et de ce chaos, les premières victimes ont été civiles. « La vie n’était plus qu’une question de chance », a-t-elle dit. Au Lofa, c’est une horreur organisée qui a été mise en place, relate-t-elle. « L’Ulimo a mis la région en coupe réglée, usant de la terreur comme mode de gouvernance. » Exécutions publiques, cannibalisme, travail forcé, torture, viols et esclavage sexuel… Une horreur que les douze témoins et huit parties civiles ont longuement raconté à la barre au cours des trois semaines d’audiences. En reconnaissant formellement Kunti Kamara comme l’un des auteurs.
Dans une affaire vieille de presque trente ans, « le procès tient grâce à la parole des victimes, car les preuves sont rares », a reconnu Me Sabrina Delattre, avocate des parties civiles, le 28 octobre. Mais ces témoignages « directs et indirects », « concordants », se sont corroborés, , a-t-elle estimé, dégageant « une trame très précise » des faits.
« Les témoignages ne sont pas une sous-preuve », a renchéri la seconde avocate générale, Claire Thouault, dans son réquisitoire. Certes, il y a très peu de preuves matérielles, « mais les exiger, comme a pu le faire la défense, c’est nier le contexte et consacrer l’impunité des auteurs de ce type de crimes », assène-t-elle, rappelant en creux combien les procès de grands crimes internationaux – commis plusieurs années voire décennies plus tôt, dans le contexte chaotique de la guerre - reposent presque toujours entièrement sur la preuve testimoniale.
Et c’est précisément cela que l’avocate de l’accusé, Me Maryline Secci, a voulu dénoncer. « Parfois, l’accusation ne repose que sur un seul témoin direct !, s’est-elle exclamé. Cela ne vaudrait presque rien dans une affaire de droit commun alors pourquoi l’accepter dans ce dossier ? » Elle s’adresse donc au jury : « On vous demande de vous contenter d’une poignée de témoignages pour condamner quelqu’un à la peine maximale. » Parce que le dossier de l’accusation manque cruellement de preuves matérielles, « on a voulu mettre ces témoignages sur un piédestal, mais on ne comble pas des trous par d’autres trous ! » Et de lancer : « Si c’était vous dans le box [des accusés], vous ne vous en contenteriez pas. »
« Pas à un seul moment dans cette procédure on a émis l’hypothèse que les faits sont tellement anciens que les témoins se trompent quand ils estiment reconnaître M. Kamara », a-t-elle poursuivi. Ou que leur « besoin de justice » est tel qu’ils accusent l’homme qu’on leur présente « de peur que sinon, plus personne ne les écoute ». « Notre position n’est pas de dire qu’il ne s’est rien passé au Liberia, mais que ces crimes, M. Kamara ne les a pas commis, résume l’avocate. N’oubliez pas : le doute profite à l’accusé. »
Procès à charge
Plus largement, Me Secci a dénoncé un procès « inéquitable » et « à charge ». « La France veut faire de la justice internationale sans s’en donner les moyens », a-t-elle déclaré, rappelant qu’aucun financement supplémentaire n’avait été accordé à la défense, dans ce dossier portant sur des faits anciens qui se seraient déroulés à plus de 5000 kilomètres. Les reconstitutions des faits au Liberia se sont bien réalisées en présence des avocats mais sans l’accusé, a-t-elle critiqué. « Dans ce procès qu’on nous présente comme historique, on a donné à la défense autant de moyens que dans une affaire de droit commun. » En conséquence, a-t-elle plaidé auprès des jurés, « on vous a présenté un dossier uniquement du côté de l’accusation ».
Même au cours des débats, Me Secci estime que Kamara n’a pas bénéficié de la présomption d’innocence à laquelle il a droit. « Je n’ai pu que constater que lorsque mon client prenait la parole, tout le monde se crispait », a-t-elle dit. Phrases coupées, problèmes de traduction, questions mal comprises, agacement devant ses réponses évasives ou à côté : « On a exigé de lui bien plus que de la part des témoins. On n’a cessé de lui demander “pourquoi, si vous êtes innocent, tant de personnes vous accusent ?“. Mais ce n’est pas à lui de s’expliquer et qu’aurait-il pu dire ? On peut lui donner la parole, mais si vous estimez d’emblée que sa parole vaut moins que celle des témoins et parties civiles, c’est que vous l’estimez déjà coupable. »
Pour l’avocate, « personne ne s’est mis au niveau de [son] client pour l’entendre ». Un client qui, tient-elle à souligner, « n’a pas les codes de notre société ». Du coup, Me Secci a questionné jusqu’à la légitimité de ce procès. « Si le but de la compétence universelle est louable, nous devons là faire face à un contexte extrêmement complexe et à notre propre ignorance. Personne ici n’a de véritable vision de ce qu’était la guerre civile au Liberia. Nous appréhendons cette affaire avec nos propres prismes culturels et cela, c’est problématique. »
Une négation générale
« Il ne s’agit pas de juger à la place de mais en l’absence de », avait, de son côté, soutenu l’avocate générale Claire Touault quelques heures plus tôt. « L’impunité règne toujours au Liberia. Les victimes sont sommées de continuer à vivre aux côtés de leurs bourreaux. Alors, dans l’attente que ce pays choisisse la justice sur l’impunité, les attentes des victimes nous obligent. » Et la France, poursuit la vice-procureure Belliot, « ne peut devenir le refuge de ces criminels ».
« Les crimes [dont Kunti Kamara est accusé] sont les plus graves qu’il soit, a-t-elle insisté. Par leur extrême barbarie ils portent atteinte à l’humanité toute entière. » Mais si « la lutte contre l’impunité, vous la devez aux victimes », a-t-elle dit aux jurés, « il s’agit de prendre en compte la responsabilité personnelle de Kunti Kamara ». Elle a rappelé que, tout au long de ce procès, l’ancien commandant rebelle a non seulement nié toute responsabilité dans les crimes présentés, assurant qu’il était à l’époque sur le front, à plusieurs kilomètres de la ville de Foya, mais il a aussi démenti avoir assisté à toute forme d’exaction de la part de l’Ulimo. « On voudrait nous faire croire que M. Kamara a vécu au Liberia, qu’il était dans le comté du Lofa pendant la première guerre civile sans avoir vu aucune exaction commise sur un civil. Cette négation globale doit vous interroger. » Elle a peut-être participé à convaincre les jurés de la culpabilité de l’accusé.