Les poursuites nationales pour les crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine (BiH) ont connu leur essor à la suite de la résolution 1503 du Conseil de sécurité des Nations Unies, en 2003. Celle-ci définissait la stratégie d'achèvement des travaux du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Et elle demandait "à la communauté internationale d'aider les juridictions nationales, [...] à améliorer leur capacité à poursuivre les affaires transférées par le TPIY". Plus concrètement, une chambre spéciale, basée à Sarajevo au sein de la Cour de Bosnie-Herzégovine, était désignée pour juger les allégations de violations graves du droit humanitaire international. L'effort ne se limitait pas à la Bosnie, mais s'étendait également aux pays voisins, notamment à la Croatie, la Serbie et le Monténégro.
Les poursuites pour crimes internationaux en Bosnie-Herzégovine ont commencé en 2005. Elles ont été menées par le département des crimes de guerre de la Cour de Bosnie-Herzégovine et par le Bureau du procureur de Bosnie-Herzégovine. Jusqu'en 2012, ces deux organes ont fonctionné sous une forme hybride, avec des juges et des procureurs internationaux travaillant aux côtés des nationaux.
La stratégie nationale des poursuites sur les crimes de guerre a été adoptée fin décembre 2008. Elle inclut les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide. Elle entendait traiter les affaires les plus complexes avant 2015 et achever l'ensemble du travail avant 2023. Ces dossiers ont été confiées à la Cour de Bosnie-Herzégovine, chargée de poursuivre les principaux responsables, et aux tribunaux des deux entités composant le pays (la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska), ainsi qu’au district de Brcko.
Près de 10 000 suspects de crimes de guerre
Au total, 1781 affaires impliquant 9 879 personnes soupçonnées de crimes de guerre ont été recensées dans le cadre de la stratégie de 2008. Il y avait également 2 692 cas où les auteurs étaient inconnus et 517 cas où il n'était pas clair s'il s'agissait d'un crime de guerre. La stratégie prévoyait une coopération régionale par le biais de protocoles d'accord entre les différents bureaux de procureurs de Bosnie-Herzégovine, de Serbie et de Croatie notamment, mais elle laissait en suspens certaines questions clés, comme celle des auteurs présumés ayant une double nationalité ou celle de poursuites pénales engagées contre un même individu dans plus d'un pays.
Un an après l'adoption du plan, un groupe distinct de travail a commencé à rédiger une stratégie de justice transitionnelle qui a été finalisée mais jamais adoptée par le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, principalement en raison du désaccord des partis politiques représentant les trois principaux groupes ethniques du pays. Cette stratégie de justice transitionnelle était censée compléter la stratégie sur les crimes de guerre. Elle visait à créer une plate-forme durable pour établir les faits, développer une culture du "plus jamais ça" et empêcher toute reprise du conflit.
Mais après les premières années, la stratégie sur les crimes de guerre a dû être révisée. Il est devenu clair qu'au rythme des procédures, il ne serait pas possible de respecter ses objectifs ambitieux et ses échéances. En avril 2017, le Conseil des ministres a chargé un groupe de travail de modifier et amender la stratégie. Celui-ci a terminé son travail en mai 2018, offrant une "stratégie nationale révisée pour le traitement des crimes de guerre". La stratégie révisée reconnaissait le fait que le délai initial était déjà dépassé et fixait l'achèvement de tous les dossiers en Bosnie-Herzégovine, y compris les plus complexes, à fin 2023.
Une stratégie révisée et retardée
Selon la stratégie révisée, en 2018, 780 affaires impliquant 5 390 personnes demeuraient pendantes dans les différents parquets, sans préciser le nombre supplémentaire d’affaires déjà au stade du procès. Tout en réitérant l'engagement à traiter tous les dossiers, elle reconnaît que le mécanisme d'attribution des affaires aux différents tribunaux ne fonctionne pas et que les ressources nécessaires à sa mise en œuvre, y compris les ressources humaines, font toujours défaut.
Elle accepte également que la coopération régionale demeure un problème. Si les affaires les plus nombreuses et les plus complexes ont été jugées en Bosnie, les pays voisins ont aussi jugé de ces crimes, même si l'essentiel des preuves, des victimes et des témoins se trouvait en Bosnie. Mais le fait que de nombreux auteurs présumés de crimes commis en Bosnie ont la nationalité croate ou serbe empêche ces pays voisins de les extrader vers la Bosnie-Herzégovine, même quand elles sont inculpées. Les contacts et les accords de coordination signés n'ont pas suffi à résoudre ces problèmes.
Une fois encore, les vives tensions politiques qui caractérisent la Bosnie depuis de nombreuses années ont affecté la mise en œuvre de la stratégie révisée. Les poursuites sur les crimes de guerre restent un sujet très sensible. La stratégie révisée, par exemple, n'a été adoptée par le Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine qu'en septembre 2020, soit deux ans et demi après sa rédaction. Pire encore, en raison de luttes politiques intestines, le nouvel organe de surveillance, dont le rôle avait été renforcé dans la stratégie révisée, n'a pas encore été nommé à ce jour.
Pourtant, ces poursuites sont toujours considérées comme l'une des principales priorités de la Bosnie-Herzégovine sur la voie de l'intégration européenne. En mai 2019, la Commission européenne a publié un avis sur la demande d'adhésion de la Bosnie où elle fait clairement référence à cette question. En outre, la création d'un environnement propice à la réconciliation pour surmonter le passé de la guerre est considéré par la Commission européenne comme l'une des 14 conditions que le pays devrait remplir pour espérer devenir membre de l'UE.
Des centaines d'affaires toujours en cours
Le Bureau du procureur et la Cour de Bosnie ne fournissent que des informations générales sur leurs activités. Aucune information n'est disponible sur les progrès réels de la mise en œuvre de la stratégie révisée. La mission de l'OSCE en Bosnie-Herzégovine a toutefois suivi de près les poursuites nationales sur les crimes de guerre et a publié un certain nombre de rapports thématiques à ce sujet.
Le dernier en date, publié en juin 2022, tire la sonnette d'alarme. 18 mois avant la date annoncée d'achèvement de la stratégie, les progrès sont insuffisants et trop lents, dit le rapport. Au rythme actuel, on estime que six années supplémentaires seront nécessaires pour achever le travail.
Au cours de la période 2004-2008, un total de 89 dossiers de crimes de guerre avaient été finalisés, concernant 136 accusés, soit une moyenne de 18 affaires par an. Au cours de la décennie suivante (2009-2019), 555 affaires (concernant 842 accusés) ont été finalisées dans tout le pays - soit une moyenne d'environ 55 affaires par an. Il y a actuellement 245 affaires en cours devant les tribunaux de Bosnie-Herzégovine mais cela ne donne qu’une image partielle du tableau car ce chiffre ne tient pas compte des dossiers d’enquête ouverts au sein des différents parquets. Fin 2021, les bureaux des procureurs avaient résolu 59% de l'arriéré initial de 1 210 enquêtes recensées par l’OSCE en 2014 auprès des différents tribunaux, et 495 enquêtes (concernant 4 284 suspects potentiels) étaient toujours en cours. Si des actes d'accusation étaient confirmés dans ces dossiers, un grand nombre pourraient être portés devant les tribunaux, venant s'ajouter aux procès en cours.
Le temps qui passe
Le nombre d'actes d'accusation n'a cessé de diminuer entre 2014 et 2021. Outre le rythme actuel de mise en œuvre de la stratégie, l'OSCE s'inquiète de la détérioration progressive de la qualité des enquêtes et des mises en accusation. Elle souligne que le mécanisme visant à identifier les affaires moins complexes et à les attribuer aux tribunaux locaux n'a pas vraiment été activé. Elle note que la nomination des procureurs ne suit pas toujours des critères de mérite, mais reflète parfois la nécessité de respecter des quotas ethniques.
Malgré les accords signés et un certain nombre d'activités conjointes, qui se poursuivent à ce jour, la coopération régionale continue de souffrir de la politisation des affaires et des sensibilités nationales. Environ 35 % des dossiers en souffrance au bureau du procureur et 38 % des procès en cours devant tous les tribunaux de Bosnie sont affectés par cette situation. Dans 94 des 245 procès en cours devant ces tribunaux, une centaine d'accusés ne peuvent être traduits en justice car ils se trouvent en Serbie ou en Croatie où ils bénéficient d'une double nationalité.
Le temps qui passe est un autre facteur clé qui joue contre la stratégie : 30 ans se sont écoulés depuis le début du conflit. Les victimes et les témoins peuvent avoir du mal à se souvenir des détails essentiels des événements ou ne sont tout simplement plus là pour témoigner.
Tensions politiques croissantes
Alors que les enquêtes, les poursuites et les procès se déroulent depuis des décennies et que les condamnations sont devenues une réalité dans la Bosnie-Herzégovine d'aujourd'hui, on ne sait toujours pas quel est leur impact sur la vie du pays. Des questions telles que le génocide à Srebrenica continuent de diviser profondément - les autorités serbes de Bosnie et les autorités serbes ne cessent de qualifier Srebrenica de "crime terrible" plutôt que de génocide. Certaines rues et bâtiments publics ont été baptisés du nom de personnes accusées de crimes de guerre ou de criminels de guerre condamnés. Les criminels de guerre eux-mêmes, après avoir purgé leur peine, n’hésitent pas à apparaître publiquement, soit en s'adressant librement au public lors de rassemblements politiques, soit en se présentant aux élections en Bosnie.
En juillet 2021, cette situation a incité le Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine - le fonctionnaire international chargé de superviser la mise en œuvre de l'accord de paix de 1995 en Bosnie - à publier une décision criminalisant la négation et l'apologie du génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Cette décision a exacerbé les tensions en Bosnie-Herzégovine, les dirigeants de la Republika Srpska (RS), l'entité bosno-serbe de Bosnie-Herzégovine, renouvelant leurs appels à la sécession et leurs craintes d'une reprise du conflit. Plus récemment, la ville de Banja Luka, principal centre de la RS, et de nombreuses autres municipalités en RS ont financé un film controversé du réalisateur serbo-canadien Boris Malagurski, qui présente la création de Republika Srpska comme une "lutte pour la liberté" de plusieurs siècles, tout en omettant les crimes de guerre commis dans la région et qui ont provoqué le déplacement des non-Serbes de cette région. Le film a été accusé par les associations de victimes de nier le génocide de Srebrenica et les crimes commis par les forces serbes de Bosnie et a suscité plusieurs pétitions à travers l'Europe pour interdire sa projection.
La justice est-elle préventive ?
En décembre dernier, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition a jugé nécessaire d'exprimer sa préoccupation et a exhorté les autorités de Bosnie-Herzégovine à mettre fin à la haine, à la négation du génocide et à la glorification des crimes de guerre.
Les récits clivants, la négation des crimes de guerre et le soutien plus ou moins ouvert aux criminels de guerre sont très présents aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine et dans la Serbie voisine. Et ce, en dépit du fait que les poursuites pour crimes de guerre sont en cours depuis près de 30 ans.
Pour de nombreuses personnes en Bosnie-Herzégovine, les criminels de guerre d'un groupe ethnique sont considérés comme des héros par l’autre groupe, indépendamment d'une condamnation pénale par un tribunal international ou national. Cette réalité remet en cause ce qui a été énoncé dans la stratégie nationale de poursuite, à savoir que "la prévention de l'impunité et le traitement des faits de guerre récents sont considérés comme l'une des conditions préalables essentielles à la réconciliation progressive et au progrès de la Bosnie-Herzégovine". Même si la stratégie est finalement achevée, elle le sera de manière isolée, sans être soutenue par une stratégie plus large de justice transitionnelle. Tout porte à croire que son impact sur la réconciliation nationale sera profondément limité, qu'il y ait six années supplémentaires de procès ou moins.