Sur les réseaux sociaux, le procès fait l’objet de plaisanteries. On raconte qu’il aurait provoqué une chute de l’activité économique. A la radio, à la télévision, sur leur portable, les Guinéens, qu’ils soient au café, au bureau ou dans la rue en train de marcher, suivent les audiences du procès du massacre du stade de Conakry. Il y a treize ans, les forces de sécurité interrompaient par les armes un meeting de l’opposition. La répression sanglante fait plus de 150 morts. Le 28 septembre 2009 et les jours qui suivent, une centaine de femmes sont violées. L’affaire a traumatisé le pays. Le procès avait été annoncé plusieurs fois, mais toujours reporté, jusqu’à l’accélération surprise des préparatifs ordonnés par le président de la transition et son ouverture, le 28 septembre dernier.
L’attente était donc très forte et de nombreux Guinéens comptent sur ce procès pour faire avancer le respect des droits humains dans le pays. A la hauteur de l’enjeu, les médias guinéens se mobilisent, notamment la Radiodiffusion télévision guinéenne (RTG), qui a installé dans deux pièces du bâtiment du tribunal spécialement construit pour le procès, ses régies télé et radio. Une équipe d’une vingtaine de personnes est sur le pont chaque jour : trois journalistes dont deux pour la télé et un pour la radio, quinze techniciens dont des cameramen et des techniciens radio. La RTG est le seul média à avoir accès au rez-de-chaussée de la salle d’audience. Trois caméras filment, l’une d’elle braquée constamment sur le président du tribunal, les deux autres mobiles. Les grandes télévisions privées du pays se trouvent au niveau de la mezzanine : Evasion TV, Djoma TV, Espace TV. La presse en ligne, de son côté, rend compte au fur et à mesure de la journée, dans de courts articles et sur les réseaux sociaux, des faits saillants des audiences.
L’effet Toumba
Après l’ouverture en grande pompe du procès, qui a rassemblé des dizaines de journalistes, les médias ont commencé à réduire leur couverture. Les premiers débats portent sur les exceptions soulevées par les avocats de la défense, et ne passionnent pas le public. Suivent ensuite les comparutions de Moussa « Tiegboro » Camara, ancien secrétaire d’État chargé de la lutte contre la drogue et le grand banditisme, puis de Marcel Guilavogui, à l’époque garde du corps du chef de la junte, qui ne créent pas non de réel engouement. Des témoins et victimes accusent les deux hommes d’avoir participé à la répression, mais devant le tribunal, ils s’enferment dans le mutisme.
« C’est lorsque Toumba est venu à la barre que les gens ont commencé à se focaliser sur le procès. On a commencé à regarder du matin jusqu’au soir », retrace Albert, un jeune de Conakry. Il est assis sur un banc, sous une structure légère coiffée de tôle, dans le quartier de la Camayenne à Conakry. Dans ce coin télé en plein air, on vient d’habitude regarder les matchs de foot. Depuis la comparution d’Aboubacar Sidiki Diakité, dit « Toumba », ancien aide de camp du chef de la junte guinéenne Moussa Dadis Camara, c’est le procès qui réunit les jeunes tous les lundis, mardis et mercredis, jours des audiences. « Son nom a pris de l’ampleur, partout on parle de lui. C’est le sujet de tous les débats actuellement », analyse de son côté Ibrahim.
Pour lui, l’ancien aide de camp du chef de la junte est « plus qu’une star » aujourd’hui. Sur Internet, chacune des vidéos dans lesquelles le médecin militaire apparaît cumule des milliers de vues. En acceptant de dire « sa part de vérité », en décrivant l’ascension au pouvoir de la junte, le CNDD (Conseil national pour la démocratie et le développement), Toumba a levé un coin du voile sur cette histoire que les Guinéens ne connaissaient pas. Depuis, ils sont scotchés devant leur écran. « Pour moi, c’est devenu comme une série. Quand je ne regarde pas je me mets à jour auprès des autres pour savoir ce qu’il s’est passé », lance Jibril, un jeune de La Camayenne.
Le politologue guinéen Kabinet Fofana évoque « une hypermédiatisation ». Même si le pays a déjà connu plusieurs affaires pour lesquelles des caméras ont été admises à l’audience, notamment le procès dit « des gangs » dans les années 1990 ou plus récemment celui de l’attaque du domicile de l’ex-président Alpha Condé, « il n'y avait pas autant de médias et d’internautes » à l’époque.
Sorties des accusés devenues virales
L’enjeu est immense pour les médias. « C’est vrai que nous avons l'habitude de couvrir les procès mais un procès de cette envergure c'est une première, en tout cas pour beaucoup de membres de notre équipe », précise Almamy Kalla Conté, journaliste radio de la RTG. « Beaucoup versent dans le divertissement », alors que ce procès doit permettre à la Guinée de tirer les « leçons » de son passé, dénonce-t-il. Il note aussi une méconnaissance des termes juridiques. « Ces problèmes ont tous la même origine. Pour le moment, il n'y a pas de journalistes spécialisés. C’est pour cette raison qu’il y a quelques années, j’ai créé l'association des journalistes pour la promotion du droit. On a tout fait auprès des partenaires, des chancelleries occidentales pour trouver des financements afin de former les journalistes à la couverture des procès, mais malheureusement sans succès. »
Sur les réseaux sociaux, certaines phrases prononcées par les accusés sont devenues virales et sont partagées sur le ton de la blague : « Ramenez-moi dans la salle » ; « Je ne réponds pas à cette question maître » ; « La cour appréciera ». Grâce à ces plaisanteries, les Guinéens se sont approprié le procès. Appelé sept jours durant à la barre, Toumba a pris un malin plaisir à ridiculiser les avocats des parties civiles et ceux de ses co-accusés, provoquant régulièrement l’hilarité du public. Le procès est devenu populaire. Des t-shirts à l’effigie de Toumba sont vendus sur Internet, et une drogue a même été surnommée la « Toumba et Dadis » en Guinée forestière.
La Guinée compte désormais autant de juges que d’habitants. Tout le monde a son avis sur le procès. Alors que quatre prévenus sur onze seulement ont été entendus, chacun croit déjà savoir qui est coupable. Des camps irréconciliables s’opposent. Il y a d’un côté les partisans de la première heure de Dadis Camara, de l’autre, ceux, désormais plus nombreux, qui ont été convaincus par la version de Toumba. « Quand tu le vois, tu sais que c’est un homme honnête, sincère. C’est quelqu’un qui est brave, qui dit la vérité », assure Albert du coin télé de La Camayenne. Les débats sont parfois houleux. « Même nous on s’est disputés ici. Certains soutenaient le clan de Toumba, les autres celui de Dadis… »
Pression sociale de plus en plus forte
« J'aurais aimé qu'il y ait plus de sérieux », regrette Asmaou Diallo, présidente de l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre (Avipa). Selon Kabinet Fofana, « les juges ne doivent pas se laisser distraire par les orientations de l’opinion ». La pression sociale se fait de plus en plus forte sur la justice guinéenne. Va-t-elle résister à cette hypermédiatisation ? Si le verdict n’est pas celui attendu par la rue, quelles en seront les conséquences ? « Je respecterai la décision finale. Je ne suis pas juge. Je laisse les professionnels faire leur travail », assure Jibril du coin télé de La Camayenne. Asmaou Diallo se dit elle aussi confiante dans la justice de son pays : « Ibrahima Sory II Tounkara (le président du tribunal, NDLR) cadre très bien les débats pour le moment. Je pense que les juges aussi seront à la hauteur. »
Sur Evasion TV, durant le procès, un bandeau s’affiche régulièrement à l’écran, « profitez de la grande audience du procès en passant vos annonces et publicités ».