Deux ans après la publication du rapport Brereton, des dissonances apparaissent dans la réponse officielle aux allégations de crimes de guerre commis par les forces spéciales australiennes en Afghanistan. En novembre 2020, cette commission d'enquête dirigée par le juge Paul Brereton a conclu qu'il y avait des raisons de penser que les forces armées du pays avaient commis des crimes de guerre lors de combats en Afghanistan entre 2005 et 2013. Le rapport Brereton a été rapidement suivi par la mise en place d'un bureau d’enquête spécial, chargé d’établir les responsabilités des soldats australiens accusés de violations graves des lois de la guerre, notamment d'allégations d’exécution sommaire de prisonniers.
L'enquête s'est déroulée dans les règles de l'art, sur la base du Statut de Rome - le traité qui régit la Cour pénale internationale (CPI), dont l'Australie est un État partie -, et semble susceptible de déboucher sur les premières poursuites pour crimes de guerre contre des non-Afghans dans le conflit afghan. En revanche, ces poursuites des crimes de guerre en Australie a donné lieu à une saga de descentes de police dans les médias, à des poursuites contre les lanceurs d’alerte et à une affaire de diffamation majeure, qui ont fait lieu de procès pour crimes de guerre par procuration.
Plus de 40 enquêtes sur les crimes de guerre
Le processus qui a abouti à la création du Bureau de l'enquêteur spécial (OSI) a débuté au sein même des forces de défense. Les obligations internationales de l’Australie en matière de crimes de guerre ont alors donné l'impulsion aux enquêtes sur les rumeurs de violation du droit international humanitaire (DIH). Avant 2002, date d'entrée en vigueur du traité de la CPI, l'Australie ne disposait d'aucun mécanisme pénal pour traiter spécifiquement les crimes de guerre, si ce n'est une législation obsolète visant les criminels de guerre nazis.
Il y a deux semaines, Chris Moraitis, le directeur général de l'OSI, a déclaré au Sénat que son bureau enquêtait sur plus de 40 incidents, soit quatre de plus que les 36 pointés par le rapport Brereton. L'OSI espère remettre son premier dossier au parquet au cours du premier semestre de l'année prochaine et, selon Moraitis, il est "extrêmement confiant" qu'il sera suffisant pour lui permettre de mener à bien un premier procès.
Parallèlement à la réouverture de l'enquête sur l'Afghanistan à la CPI, le 31 octobre dernier, l'expérience australienne "donne un peu de vie au Statut de Rome", estime Emily Crawford, professeure associée à la faculté de droit de l'université de Sydney. "Cela a pris beaucoup de temps, mais je pense qu'il a été démontré qu'il existe une réelle volonté au sein des forces armées pour que les auteurs de crimes rendent des comptes. Cela envoie un message très important au monde entier", estime Crawford.
Le procès du lanceur d’alerte
En dehors de l'annonce et de la publication d'une version partiellement expurgée du rapport Brereton, la prise de conscience des allégations de crimes de guerre contre des soldats australiens s'est développée presque exclusivement par le biais des médias. Mais les articles publiés ont précipité des descentes de police et des poursuites judiciaires spectaculaires.
Les reportages sur les allégations de crimes de guerre commencent à sortir en 2017, un an après le début de l'enquête Brereton, lorsque l'Australian Broadcasting Corporation (ABC), financée sur des fonds publics, a entamé une série d’articles – « les ‘Afghan files’ ». Ces reportages, qui faisaient un compte rendu détaillé et choquant des incidents, étaient basés sur des documents secrets divulgués par un ancien officier juriste de l'armée, David McBride. En juin 2019, ABC a fait l'objet d'une descente de la police fédérale, et des poursuites ont été engagées contre McBride pour vol de biens du Commonwealth’ et infractions à la loi sur la défense.
Fin octobre dernier, devant la Cour suprême du Territoire de la capitale australienne, McBride a présenté une défense de lanceur d’alerte. Cependant, les avocats du gouvernement ont présenté une demande d'immunité sur des éléments du témoignage de McBride, invoquant la sécurité de l’État, obligeant les avocats de McBride à retirer cette ligne de défense. L'affaire doit être jugée l'année prochaine.
Pour Kieran Pender, avocat au Centre australien des droits de l'homme, le fait que McBride soit la seule personne poursuivie à ce jour constitue un "état de fait franchement étrange et saillant". "Les poursuites engagées contre David McBride amenuisent les tentatives de prise en compte des crimes de guerre présumés en Afghanistan et envoient un message inquiétant aux autres membres de l’ADF [Australian Defence Force]", déclare Me Pender.
Il faut noter que cependant, grâce à Brereton et à des rapports précédents, les forces de défense avaient déjà commencé à enquêter sur les exécutions illégales en Afghanistan avant que McBride ne divulgue des documents secrets à la presse. Mais, comme l'explique le professeur Melanie O'Brien, de la faculté de droit de l'université d'Australie occidentale, s'appuyer sur les éléments du rapport Brereton rendus publics - qui expurge les références à des événements spécifiques - peut s'avérer insuffisant pour permettre au public de saisir correctement ces allégations portées contre ses soldats. C'est le caractère viscéral et choquant des articles de presse qui ont le plus éveillé les consciences.
Et des inquiétudes sont soulevées quant au niveau de transparence de la réponse australienne aux crimes de guerre. Dans Opinio Juris, Fiona Martin et Kobra Moradi ont attiré l'attention sur le fait que le gouvernement n'a pas publié de rapports d'étape sur la mise en œuvre des réformes post-Brereton au sein du ministère de la Défense, alors qu'il avait promis de le faire. Le rapport Brereton lui-même recommandait que, pour les membres des groupes d'intervention des opérations spéciales, "la protection des lanceurs d’alerte ... devrait être renforcée et promulguée" afin d'éviter la culture du secret qui a permis la perpétration de crimes de guerre présumés. Reconnaissant certains des problèmes du régime australien de divulgation publique, le gouvernement a annoncé des réformes visant à libéraliser les lois australiennes strictes en matière de dénonciation.
Un procès pour crimes de guerre par procuration ?
Parallèlement à la série de reportages d'ABC, d’autres allégations d'exécutions illégales ont été publiées dans la presse nationale. Trois grands médias - The Age, Sydney Morning Herald et The Canberra Times - ont publié des enquêtes pointant du doigt un récipiendaire de la Victoria Cross, Ben Roberts-Smith, et le désignant comme faisant l'objet d'une enquête de la part de la commission Brereton. Les journaux ont allégué, entre autres, qu'il s’était rendu complice de l'assassinat illégal de six Afghans. Roberts-Smith a rapidement intenté un procès aux trois journaux pour diffamation. Et comme les éditeurs ont tenté de défendre leurs articles comme étant reposant sur des faits réels, l'affaire s’est transformée en un procès pour crimes de guerre par procuration.
Mais contrairement à la procédure contrôlée d'un procès pour crimes de guerre, le procès en diffamation de Roberts-Smith a, dans une certaine mesure, fait les choux gras des tabloïds. Les vendettas et les rivalités personnelles opposant certains membres des forces spéciales se sont étalées devant les tribunaux, tout comme les détails de la vie privée de Roberts-Smith, l'effondrement de son mariage et la campagne d'intimidation qu'il aurait menée pour empêcher la participation de certains témoins à l'enquête Brereton.
Depuis la publication du rapport Brereton, l'attention du public et des médias australiens s'est donc concentrée non pas sur le processus d'indemnisation, de vérité et de justice, mais sur les détails choquants et salaces étalés devant la Cour fédérale de Sydney, où le procès en diffamation est entendu. Si Roberts-Smith obtient gain de cause, cela constituera une justification publique qui permettra à certains de soutenir que les allégations de crimes de guerre n'étaient que des rumeurs malveillantes visant les forces spéciales.
Malgré la toxicité potentielle de ce procès - qui pourrait nuire au processus de justice transitionnelle - le professeur O'Brien voit les choses autrement : "Je ne pense pas que la publicité soit un problème, il s'agit simplement d'un type d'affaire différent. Lorsque le rapport Brereton a été publié, la population a été choquée. Mais en fin de compte, cela a ouvert les yeux du public sur le fait que, même dans une armée professionnelle dont les membres sont formés aux lois de la guerre, [les violations du DIH] peuvent toujours se produire."
Pour O'Brien, la couverture médiatique du procès rend les crimes de guerre présumés difficiles à ignorer ou à minimiser, fournit des détails que Brereton n'a pas pu fournir, et montre au public la complexité et les nuances de ces dossiers. Et sans doute que l’accumulation en Australie du procès médiatisé d'un militaire lanceur d’alerte, d'une enquête en cours sur les crimes de guerre, d'un paysage médiatique polarisé et de lois conservatrices ne sera probablement pas reproduite ailleurs dans un avenir proche, l'affaire Roberts-Smith pose des questions intéressantes et importantes sur la relation entre les médias, les enquêtes sur les crimes de guerre et la justice transitionnelle.