L'ancien membre du Congrès José Cardona Hoyos a été assassiné deux jours après que son livre soit arrivé en librairie. Le titre de la publication qu'il avait payée de sa poche et qu'il avait à peine réussi à distribuer à quelques amis, "Rupture", était précisément cela : une critique cinglante de la façon dont le Parti communiste colombien, dans lequel il avait milité pendant 38 ans, avait finalement cédé aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et embrassé leur thèse de la "combinaison de toutes les formes de lutte".
Ce soir du 8 mai 1986, Cardona quitte l'université de Santiago de Cali, où il enseigne l'histoire contemporaine. Il rentre chez lui lorsqu'il est abordé par deux inconnus à moto qui lui tirent dessus à trois reprises. Son meurtre est resté impuni, mais sa famille est convaincue que la guérilla, à laquelle il s'était opposé en tant que dirigeant communiste, en est responsable.
Trois décennies plus tard, son fils, José Cardona Jiménez, insiste pour que les anciens guérilleros des FARC - qui ont désarmé à la suite de l'accord de paix de 2016 avec le gouvernement colombien - reconnaissent leur décision d’avoir tuer l'homme qui les avait exhortés, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, à faire exactement ce qu'ils font aujourd'hui : troquer leurs armes contre les urnes et accéder au pouvoir politique avec le soutien des classes ouvrière et paysanne par des moyens démocratiques et non violents.
Le meurtre de Cardona illustre ces dossiers où les victimes ont le sentiment que, malgré les progrès réalisés par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et la Commission vérité et réconciliation (CVR), qui a remis son rapport final et achevé son mandat en milieu d'année, les FARC n'ont pas encore rempli leur engagement de dire la vérité et de reconnaître tous leurs crimes.
Comme pour Cardona, les victimes du massacre de La Gabarra demandent aux anciens membres des FARC de redoubler d'efforts pour reconnaître ce crime et clarifier les circonstances dans lesquelles ils l'ont commis. Elles apprécient que les anciens rebelles aient reconnu publiquement le meurtre de 34 paysans cueilleurs de coca dans une ferme de la région de Catatumbo, en 2004, et qu'ils aient enfin précisé que ceux-là n'étaient pas des paramilitaires de droite. Mais elles trouvent insatisfaisante leur explication selon laquelle il s'agissait d'un acte fortuit, commis par un commandant ayant désobéi aux ordres. Ils sont également mécontents de la décision de la CVR de ne pas diffuser le documentaire qu'elle a réalisé avec les victimes sur le massacre, en guise de réparation symbolique.
Les deux cas, outre qu'ils mettent en évidence la cruauté du groupe rebelle, contredisent leur récit selon lequel ils étaient une armée qui défendait la paysannerie et les citoyens de gauche.
Un massacre longtemps minimisé par les FARC
Esteban Hernandez a échappé de justesse au massacre de La Gabarra, l'un des pires perpétrés par les anciennes FARC. Au petit matin du 15 juin 2004, un groupe de rebelles est arrivé à la ferme de La Duquesa où il travaillait à la collecte de feuilles de coca, dans le nord-est de la Colombie, près de la frontière vénézuélienne. Après avoir tiré les fermiers de leur lit sans explications, ils leur ont attaché les mains et ont commencé à les tuer.
Esteban, un fermier aujourd’hui âgé de 53 ans et plein de vie, a profité d'une distraction de ses ravisseurs pour se jeter dans un ravin. Bien qu'il ne portait qu'un caleçon et qu'une épaisse épine lui ait percé le pied au cours du saut, il s'est souvenu du conseil d'une connaissance militaire. En rampant pour éviter les balles qui sifflaient au-dessus de lui, il a réussi à atteindre un ruisseau et à se cacher parmi les rochers jusqu'à ce que les rebelles appartenant à la colonne mobile Gabriel Galvis quittent ce hameau rural isolé de La Gabarra, dans le Norte de Santander.
"C'était un miracle, l'œuvre de Dieu. N'importe qui d'autre serait fou avec tout ce que mes yeux ont vu", dit-il aujourd'hui. Les FARC ont en effet laissé une scène macabre derrière eux : 34 racleurs - comme on appelle souvent les ramasseurs de feuilles de coca - tués à bout portant ou égorgés.
Quelques jours plus tard, les FARC ont reconnu le massacre dans un communiqué publié sur leur site Internet, dans lequel elles accusaient les 34 victimes d'être des "narco-paramilitaires" et des "chiens de guerre", justifiant leur meurtre dans le cadre "du combat incessant que notre organisation de guérilla mène contre les forces militaro-paramilitaires du régime fasciste colombien". Les médias, ajoute la guérilla, "tentent de semer la confusion dans l'opinion publique en les présentant comme des paysans, des cultivateurs de coca, et comme un exemple de la brutalité de l'insurrection armée".
À la mi-2021, dix-sept ans plus tard, plusieurs hauts commandants de la guérilla aujourd'hui dissoute ont finalement reconnu leur crime devant les familles de leurs victimes et quatre survivants. "C'est un crime qui nous fait honte. Notre objectif était de stopper une avancée paramilitaire, pas de massacrer des cueilleurs de coca. Cela n'aurait jamais dû se produire", leur a déclaré Rodrigo Londoño, le dernier commandant en chef des FARC, plus connu sous son nom de guerre "Timochenko". Lors de deux réunions privées, sous la médiation de la CVR, ils leur ont demandé pardon et ont admis que la vérité sur ce qui s'était passé était celle relayée par les rescapés et non celle à laquelle ils s'étaient tenus pendant plus de dix ans.
Les angles morts d'un aveu
La contrition des FARC a été un soulagement pour les victimes de La Gabarra. Cependant, l'ampleur de leur admission n'est toujours pas satisfaisante pour beaucoup, qui estiment que les anciens rebelles continuent de minimiser leur cruauté ce jour-là et les raisons qui les ont poussés à commettre le massacre. En le présentant comme l'œuvre d'un commandant de niveau intermédiaire, Almir Duque, qui n'a pas suivi les règles de l'organisation (et qui, de plus, est mort au combat par la suite), ils ont le sentiment que la direction des FARC continue d'éluder sa part de responsabilité et évite de répondre à leurs questions les plus difficiles.
Plusieurs vérités sont, selon eux, occultées par ce qu'ils considèrent comme un demi-aveu. Premièrement, ils insistent sur le fait que les rebelles n'ont jamais pris la peine de vérifier si les personnes présentes dans la ferme étaient effectivement des paramilitaires ou si leurs informations pouvaient être erronées. Deuxièmement, ils ne se sont pas contentés de les abattre, mais leur ont aussi tranché la gorge. Et troisièmement, que l'opération s'inscrivait dans le cadre d'une bataille pour le contrôle du commerce de la cocaïne dans la région de Catatumbo. La somme de ces faits prouve, selon eux, que le massacre était prémédité et non une décision prise dans le feu de l'action.
Lors de sa première rencontre avec les FARC, en juillet 2021, Esteban s'est plaint aux dirigeants des FARC de leur insistance initiale à dire que ses hommes n'avaient tiré sur les otages qu'après la fuite de l'un d'entre eux. "Tout était donc de ma faute ?" leur a-t-il dit. "Pourquoi ai-je décidé de m'enfuir ? Parce que j'avais déjà vu de mes propres yeux qu'ils égorgeaient les gens. Si je les laissais m'attacher, je savais que je subirais le même sort", a raconté Esteban à Justice Info, évoquant la terreur qui l'avait déjà saisi en 1999 lorsque des paramilitaires l'avaient fait descendre d'un bus et l'avaient gardé attaché pendant plusieurs heures.
"Pourquoi n'ont-ils jamais inspecté les chambres pour vérifier s'il y avait des armes et des uniformes, pour voir s'il s'agissait vraiment de paramilitaires ?" demande Cristo Quintero. Toutes les victimes ce jour-là étaient d'humbles paysans. Quatre d'entre elles étaient des adolescents. L'un d'eux était son fils de 16 ans, Jhon Jairo.
La fin d'un oubli de 17 ans
Malgré les limites qu'elles voient dans les remords des FARC, les victimes défendent leur travail de 18 mois avec la CVR, qui leur a permis de se rencontrer et de reconstituer de nombreux détails d'un massacre qui, comme le dit Paola, la sœur de Jhon Jairo, "avait sombré dans le silence".
Pour la famille Quintero, la rencontre avec Esteban et les trois autres rescapés leur a permis d'apprendre les circonstances dans lesquelles Jhon Jairo est mort. Ils ne les connaissaient pas car ils ont vécu pendant vingt ans dans l’État vénézuélien d'Apure, après avoir été déplacés de force de Catatumbo, en 2000, suite aux menaces des paramilitaires qui avaient déjà tué un autre de leurs fils. (Dans un triste paradoxe, plusieurs victimes sont également victimes de ce groupe illégal rival). La distance physique et les difficultés financières les ont empêchés de venir aux funérailles et ils ne sont revenus à Cúcuta qu'il y a deux ans, après la débâcle sociale et humanitaire frappant le Venezuela. La CVR, dont ils ignoraient l'existence jusqu'à ce qu'elle les sollicite, leur a permis d'exprimer leur douleur aux hauts responsables des FARC. "Nous avons pu leur dire ce que nous ressentions du fait qu'ils nous avaient enlevé une partie de notre vie. Nous sommes apaisés parce que tout cela était enfoui en nous", déclare la mère Paulina Hernandez.
En plus de demander aux FARC de réhabiliter les noms de leurs proches, les victimes de La Gabarra ont demandé une réparation matérielle, étant donné que la plupart sont des familles modestes qui ont été privées par la guérilla de membres de leur famille qui, dans bien des cas, représentaient leur assurance-vie. Les parents de Jhon Jairo, âgés de 78 et 70 ans, n'ont pas de pension et l'un d'eux reçoit une subvention gouvernementale pour les personnes âgées d'un montant de 80 000 pesos (17 dollars) par mois.
"Ils ne savent pas ce que nous avons dû traverser pour survivre, combien d'entre nous ont dû partir et ce que nous avons accompli pour nous remettre sur pied", dit Esteban, qui n'est pas retourné depuis dans la région. "S'ils voulaient vraiment reconnaître leurs victimes et qu'il est vrai qu'ils ont remis leur argent à l'État, comme ils le disent, alors ils devraient faire pression sur l'État pour que cela aille réellement aux victimes. Nous avons besoin d'actes, pas seulement de paroles." Ce mécontentement est ce qui a conduit le groupe de victimes à rejeter, cette année, une troisième réunion de clôture avec les dirigeants des FARC.
Un documentaire mis au placard
Il y a un autre élément de réparation, plus symbolique, que les victimes de La Gabarra attendent toujours, mais cette fois de la part de la Commission vérité et réconciliation. L'année dernière, elles ont travaillé avec les responsables de la CVR sur un documentaire qui, par le biais d'animations et de témoignages oraux, raconte leur histoire. La sortie du documentaire était prévue en août. Pour des raisons qu'ils ne comprennent pas et malgré leurs demandes répétées, le documentaire de 43 minutes n'a pas encore vu le jour, alors que - comme trois personnes l'ont confirmé à Justice Info - il est prêt depuis plusieurs mois.
"Cela aurait dû être la fin de ce processus, mais la Commission a fermé ses portes en août et nous attendons toujours. Toute ma famille veut le voir. Nous voulons que le monde sache ce qui s'est passé", dit Wilson Prieto, qui a également survécu au massacre après avoir fait semblant d'être mort pendant des heures. Il porte encore les cicatrices laissées par quatre balles, dont une dans l'avant-bras qui a réduit la mobilité de sa main et une autre dans le flanc. Comme les autres victimes, il pense que le film pourrait accélérer les réparations financières et ne comprend pas pourquoi il reste au placard.
Justice Info a interrogé deux anciens commissaires de la CVR, son président Francisco de Roux et le spécialiste de la santé publique Saul Franco qui a dirigé le travail à Catatumbo, mais ni l'un ni l'autre n'ont dit si le film sera diffusé.
La purge d'un leader gênant
Dans le cas de José Cardona, il s'agit d'un crime que les FARC n'ont jamais reconnu. Tout au long des années 1980, Cardona - un marxiste-léniniste fervent qui a visité Moscou et a été actif au sein du Parti communiste colombien pendant près de quatre décennies - a mené de multiples combats solitaires auprès de ses collègues pour qu'ils renoncent à soutenir la lutte des insurgés. Il a d'abord insisté pour qu'ils donnent la priorité à la lutte des classes, main dans la main avec leurs bases ouvrières et paysannes, puis il a dénoncé en interne le fait que les FARC recrutaient des membres du parti communiste et, plus tard, que l'arrivée de structures de la guérilla dans les zones rurales où le parti croissait politiquement leur portait préjudice dans les urnes. Il a lui-même perdu son siège à la Chambre des représentants en 1982, après avoir rempli deux mandats au Congrès. Il est finalement expulsé un an plus tard, traité de traître et de révisionniste, dans ce que son fils José Jr, un agriculteur de 58 ans, décrit comme une purge "à la manière stalinienne". Il a fini comme persona non grata après avoir rendu ses plaintes publiques dans son livre, que José Jr. décrit comme "un catalyseur de sa mort". Le sous-titre en disait long sur son contenu : "une clique ronge le parti communiste colombien".
Selon José Jr., deux semaines après l'assassinat, deux dirigeants communistes qui sympathisaient avec son père sont venus chez lui pour dire à sa veuve que les auteurs étaient des membres du Sixième Front des FARC, sous l’ordre de ses hauts gradés. Des décennies plus tard, dit-il, un ancien rebelle a confié une version similaire à un chercheur qu'il connaissait. Le système de justice pénale, cependant, n'a jamais eu cette certitude. Pendant des années, l'affaire a traîné comme un meurtre de plus dans ce pays troublé. À tel point qu'il a fallu à José, le plus obsédé de ses frères, à élucider le mystère de la mort de leur père, des années plus tard, pour que l'État colombien le reconnaisse comme une victime du conflit armé.
"Ils n'abordent jamais le sujet, c'est un tabou"
C'est José Jr qui a tenté de faire réagir les FARC. Il leur a d'abord écrit une lettre en 2014, pendant les négociations de paix à La Havane, sans réponse. Quatre ans plus tard, alors que les anciens rebelles avaient déposé les armes et faisaient campagne, José est arrivé à un rassemblement à Cali en soutien à l'ancien commandant et actuel député Luis Alberto Albán, aussi connu sous le nom de "Marcos Calarcá". "Je suis le fils de José Cardona et je viens vous féliciter d'avoir fait ce que mon père vous a dit de faire il y a trente ans : faire de la politique civilement et abandonner la lutte armée", a-t-il déclaré. Albán n'a rien dit, mais lorsque José Jr. s'est approché de lui à la fin de l'événement, il affirme que l'ancien rebelle lui a promis qu'il parlerait à ses anciens compagnons d'armes. Plus récemment, José a essayé de rencontrer le sénateur Julián Gallo, jadis connu sous le nom de "Carlos Antonio Lozada", mais il n'a reçu qu'une réponse par Whatsapp indiquant qu'ils n’étaient pas responsables.
En mars 2021, José a été invité par la CVR à un dialogue où, en théorie, il devait parler avec l'ancien chef rebelle Pablo Catatumbo, originaire du Valle del Cauca comme son père, mais celui-ci n'est finalement pas venu. Le politologue Gustavo Duncan, qui a écrit sur la nécessité pour les FARC de reconnaître la vérité sur leurs représailles contre d'autres factions de la gauche démocratique, a interrogé ce même ancien commandant et actuel sénateur sur l'affaire lors d'un talk-show radio, mais Catatumbo a évité de répondre. Comme le dit Cardona Jr., "ils n'abordent jamais le sujet, c'est un tabou".
En plus de la clarification par les FARC sur la paternité du crime, José Jr. cherche une reconnaissance de l'héritage pacifiste de Cardona Hoyos et de son rôle presque prophétique. "Mon père avait prévu les rivières de sang. Ses thèses civilistes restent pertinentes depuis que cette occasion de paix a été gâchée dans les années 1980. J'exagère peut-être ou je me fais des illusions, mais combien de morts aurions-nous pu éviter si ses conseils avaient été suivis ?" demande-t-il. Comme il l'affirme fièrement sur son profil Twitter, "l'histoire t’a donné raison".
Aucune réponse des FARC
Il y a à peine un paragraphe sur le meurtre dans le rapport final de la CVR, qui comprend le point de vue de la famille et le fait que les FARC ne l'ont jamais reconnu. "Ce crime illustre que les différends ont également été résolus par la violence et l'élimination physique de l'adversaire politique", indique le rapport, sans attribuer directement la responsabilité aux guérilleros.
Justice Info a contacté trois ex-membres des FARC pour leur demander comment ils ont discuté la reconnaissance du meurtre de Cardona et la clarification du massacre de La Gabarra. Ni Luis Alberto Albán, ni Julián Gallo, ni Pablo Catatumbo n'ont donné d’élément concret de réponse.
Malgré l'absence de réponses, José Cardona Jr. est heureux que le cas de son père figure dans le rapport de la CVR et que les anciens guérilleros aient finalement dû l'écouter. "Je ne les déteste pas, je défends leur présence au Congrès, qu'ils puissent faire de la politique sans être tués. Je n'ai pas non plus l'intention de les poursuivre en justice", dit-il depuis sa ferme de Valle del Cauca, "mais je veux qu'ils reconnaissent la paternité de son assassinat et combien ils ont eu tort".