LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO
David Van Reybrouck
Historien et auteur
Essayiste, historien et journaliste belge, David Van Reybrouck a ausculté en profondeur les colonialisme belge et néerlandais dans deux ouvrages majeurs : Congo, une histoire et Revolusi, l’Indonésie et la naissance du monde moderne. Il raconte l’accélération de la prise de conscience récente en Occident de la violence coloniale et en décrit les limites symboliques. A ses yeux, « nous luttons contre les symboles des injustices du passé tout en acceptant les structures des injustices du présent ».
JUSTICE INFO : Quels sont les traits communs entre la Belgique et les Pays-Bas au sujet de la colonisation et ceux qui les distinguent ?
DAVID VAN REYBROUCK : Pour coloniser le Congo, le roi Léopold II s’est directement inspiré des rois néerlandais Guillaume Ier et II, notamment en ce qui concerne le rôle des aristocraties locales. Coloniser était une affaire coûteuse donc le moyen le plus efficace pour avancer a été de s’appuyer sur les élites locales, en concluant des accords avec elles. Aux Indes néerlandaises (aujourd’hui Indonésie), cela a amené à des excès par l’aristocratie javanaise. En effet, au début du XIXe, la Hollande a imposé un certain nombre de cultures : le café, l’indigo, la quinine. Les gens devaient fournir ces récoltes. L’aristocratie locale recevait des bonus quand les récoltes étaient bonnes. Le bonus était tel que cela a conduit à des exactions.
Dans les deux cas, c’est un colonialisme issu du capitalisme. C’est-à-dire que l’exploitation est à la base de l’entreprise. Mais, une grande distinction sépare les deux. Dans le cas des Indes néerlandaises occupées par la Hollande, il s’agissait d’une exploitation agricole. Au Congo de Léopold II, c’est une colonisation d’ordre industriel, minière. Elle commence avec le caoutchouc puis s’étend au cuivre. Avec une conséquence au Congo belge : l’exploitation se concentre dans le sud, la région du Katanga. La colonisation hollandaise s’étend, pour sa part, sur tout le territoire. Dans un cas, on a une présence coloniale plus nette sur un territoire plus vaste très axé sur l’agriculture.
En ce qui concerne la violence, les Belges ont été pires en colonisation et les Hollandais en décolonisation. En Indonésie, à partir du milieu du XIXe, il y a des campagnes de vaccination ; à partir de 1900, il y a un enseignement pour les Indonésiens ; à partir de 1910, il existe une première génération de médecins formée par les Hollandais. Au Congo belge, en 1960, on ne comptait que 16 ou 17 diplômés. Jusque dans les années 50, les punitions physiques y étaient encore de rigueur.
Aux Indes néerlandaises, les colons se laissaient porter par l’illusion que le peuple javanais était doux. On notait la présence de quelques « pommes pourries », inspirées par l’islam, le nationalisme, le marxisme. Ces personnalités gênantes ont d’ailleurs été physiquement mises à l’écart dans un camp d’internement, en Papouasie, dans la brousse. Une grande majorité des Hollandais ignorent complètement l’existence de ce véritable goulag dans lequel les prisonniers ont dû construire leur propre résidence pénitentiaire et y vivre dans des conditions très difficiles.
Des chercheurs britanniques ont cherché à savoir quel était le pays le plus fier de son passé colonial. A leur grande surprise, c’est la Hollande qui gagne le concours.
Aujourd’hui, le rapport à ce passé colonial est-il différent dans de « petits pays » comme la Belgique et les Pays-Bas si on les compare à la France ou à la Grande-Bretagne ?
Pour [la société de sondages et études de marché] You Gov, des chercheurs britanniques ont cherché à savoir quel était le pays le plus fier de son passé colonial. A leur grande surprise, c’est la Hollande qui gagne le concours. Et de loin. En 2019, 50 % des Hollandais disent être fiers du passé colonial ; 26 % espèrent un nouveau projet outre-mer ; seulement 6 % en ont une vision négative. C’est incroyable. Cela montre à quel point la mémoire du passé colonial a été réduite au Pays-Bas. Le discours national, la mémoire, ont été dictés par les 120 000 vétérans, les 300 000 colons, les Indo-Européens qui sont rentrés. Le discours national a été formé par ceux qui ont été forcés à partir – au total, 450 000 personnes. Comme pour l’Algérie avec la France, il y a eu l’équivalent des Harkis, des gens qui venaient des Moluques, enrôlés dans l’armée coloniale. En revanche, très peu d’Indonésiens se sont installés aux Pays-Bas après l’indépendance de l’Indonésie. En outre, les heures d’enseignement de l’histoire ont été réduites dans les études au niveau du secondaire. Cela conduit véritablement à une cécité, un analphabétisme historique.
Les choses ont évolué récemment…
Tout à fait. Ces dernières années ont donné lieu à une accélération colossale de la mémoire collective hollandaise. Plusieurs facteurs y ont contribué : la condamnation de l’État par des tribunaux, les études de l’historien helvético-hollandais Rémy Limpach, les excuses du roi en 2020 et celles du Premier ministre en 2022, et enfin, le tout récent rapport "Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1950" – dates de la fin de la période coloniale en Indonésie.
Ce très grand rapport condamne ce qui s’est passé. Certes, le fait que cette recherche évite le terme de crime de guerre a été critiqué comme un signe de faiblesse. Au contraire, à mes yeux, l’usage de « violences extrêmes » permet d’avoir une définition plus ample et de ne pas se limiter à la définition de crime de guerre de l’époque. Le constat a été dressé qu’il s’agit d’une violence systémique, que c’était dans les structures militaires que cette forme de violence a été utilisée et en pleine connaissance des autorités militaires et politiques.
Écoutez, il y a quelques années encore, vers 2013-2014, il n’y avait qu’une petite salle appelée « La Hollande outre-mer » sur 60 salles d’exposition au Rijksmuseum d’Amsterdam. J’estime que c’est un peu juste pour un pays qui a été actif pendant trois siècles sur trois continents. Depuis, le musée a fait une exposition sur la révolution indonésienne. Et les collections ont été réorganisées. On voit vraiment une accélération importante dans la façon de gérer le passé colonial.
Je peux vous assurer avoir vu en direct, pour la première fois de ma vie, comment une mémoire collective peut évoluer. Avec mon livre, il y a eu aussi des documentaires diffusés ainsi qu’une tournée théâtrale sur le sujet. J’ai parlé devant environ 25 000 personnes. Dans la salle, les remarques revenaient sans cesse : « pourquoi est-ce que l’on ne savait pas ? », « j’ai honte, qu’est-ce que je dois faire avec ma rage ? »
Il y a une grande différence entre la situation des Pays-Bas et celle de la Belgique. En Belgique, il y a beaucoup de Congolais, de Burundais et de Rwandais. Plus qu’il n’y a d’Indonésiens aux Pays-Bas.
Les deux versions de l’histoire sont-elles racontées ?
En Belgique, en ce moment même, la commission Congo se réunit au sein du Parlement. Dans les travaux préparatoires, il y a eu des historiens, des gens de la diaspora, des gens des deux côtés. On constate une véritable volonté d’écoute et d’échange. C’est absolument essentiel.
Il y a une grande différence entre la situation des Pays-Bas et celle de la Belgique. En Belgique, il y a beaucoup de Congolais, de Burundais et de Rwandais. Plus qu’il n’y a d’Indonésiens aux Pays-Bas. Ces Congolais, Burundais et Rwandais sont arrivés après le génocide [au Rwanda] de 1994. Ce sont les enfants du génocide. Ils ont entre 20 et 30 ans et sont des militants parmi les plus acharnés. Ils vivent la réalité de la vie urbaine ou suburbaine dans une Belgique post coloniale où les discriminations sont toujours là. Donc cette discussion à deux voix a eu lieu. Les travaux préparatoires à la commission Congo ont été intéressants, riches, nourris. Le Parlement en parle maintenant.
Et aux Pays-Bas ?
Il y a une grande différence. Aux Pays-Bas, le roi et le Premier ministre se sont excusés respectivement en 2020 et en 2022. Des excuses pour les violences commises lors de la décolonisation en Indonésie, pour la période de 1945-1949. Rien n’a été dit sur les 350 années qui ont précédé, alors que le roi belge a exprimé son plus profond regret sur la totalité de l’époque coloniale, en incluant l’époque de son arrière-grand-oncle Léopold II. La Hollande a fait un pas important mais ne pensons pas que tout était un long fleuve tranquille avant que ne commence la guerre d’indépendance de 1945. Il y a eu des violences pendant 350 ans. La différence entre les deux pays est donc très nette.
A ce sujet, aux Pays-Bas, entend-on les récits qui viennent d’Indonésie ?
On fait des efforts. Lors de l’exposition au Rijkmuseum, deux des commissaires étaient des Indonésiens. Mais ils ont été critiqués. Un avait publié une « carte blanche », une fulgurance dans NRC, le journal de référence hollandais. Je constate que l’on donne la parole aux Indonésiens tant qu’ils disent ce que l’on veut entendre d’eux.
On peut d’ailleurs tisser un parallèle avec le débat suscité par ce qui s’est passé à la Documenta [fameuse exposition d’art contemporain qui a lieu tous les cinq ans en Allemagne] cette année où il y avait des commissaires indonésiens. Quand j’étais en Allemagne pour faire la promotion de mon livre, on me demandait sans cesse pourquoi il y avait tant d’antisémitisme en Indonésie. Je pense qu’il y a plus d’antisémites en Allemagne qu’en Indonésie mais on a accusé la Documenta d’être antisémite. J’y suis allé, j’ai rencontré les commissaires indonésiens, des jeunes et moins jeunes, ouverts au monde. Je pense que la Documenta qu’ils ont faite est la plus importante de l’histoire de cette manifestation. Pour la première fois, on donnait la parole à un collectif du Sud. Ce collectif indonésien a ouvert la programmation en invitant à son tour des artistes du Sud. Dans les deux cas, au Rijksmuseum et à la Documenta, je constate que le point de vue des Indonésiens n’a pas été pris en compte.
En fait, on invite des gens de l’autre bout du monde tout en pensant qu’ils ont un cadre de pensée, des références historiques et morales tout à fait identiques aux nôtres. Et dès qu’ils font un faux-pas contre l’étiquette morale européenne, ils sont disqualifiés.
Nous ne sommes donc pas prêts à écouter ces voix ?
C’est le début d’un dialogue qui se veut mondial. Et c’est difficile de le créer. Cela suscite des tensions. Il y a des sensibilités européennes qui n’ont pas été bien perçues. La sensibilité par rapport à ce qui est arrivé aux Indo-Néérlandais, [cibles d’exactions de la part des Indonésiens durant la guerre d’Indépendance] ou à l’antisémitisme. En fait, on invite des gens de l’autre bout du monde tout en pensant qu’ils ont un cadre de pensée, des références historiques et morales tout à fait identiques aux nôtres. Et dès qu’ils font un faux-pas contre l’étiquette morale européenne, ils sont disqualifiés.
Ceci dit, dans la recherche historique menée par l'Institut royal néerlandais d'études sur l'Asie du Sud-Est et les Caraïbes (KITLV), l'Institut néerlandais d'histoire militaire et l'Institut d'études sur la guerre, l'holocauste et le génocide (NIOD) sur la guerre d’Indépendance au Pays-Bas, des historiens indonésiens ont eu un rôle moins controversé. Sans doute parce que la science fonctionne différemment du monde artistique.
Vous racontez avoir été surpris par l’attitude des jeunes Indonésiens, indifférents au passé colonial. Cela les différencie des jeunes Congolais. Pourquoi les populations affectées par la colonisation réagissent-elles différemment ?
L’Indonésie va mieux que le Congo. L’Indonésie est une économie émergente ; le Congo est un État failli. En Indonésie, le passé est vraiment passé et on s’en sert plutôt de manière ludique - ainsi des cafés où les gens branchés utilisent des références au passé colonial. Même l’orthographe coloniale est réutilisée. Mais je me pose de plus en plus la question de savoir si cela va rester ainsi. La brutalité avec laquelle le réchauffement climatique va se faire sentir ; Jakarta, la capitale indonésienne, est en partie inondée. Est-ce que la référence coloniale va rester ludique ?
A mon sens, il y aurait un terreau fertile pour planter un discours anti-colonial. Si votre récolte n’est plus comme avant, si la sécheresse frappe votre famille, si votre maison est inondée, c’est la faute des Occidentaux. Ils nous ont exploités dans le passé, ils nous exploitent encore.
Le rapport de la commission belge sur le passé colonial préconise le versement de réparations. Qu’en pensez-vous ? Comment, selon vous, peut-on réparer ce passé ?
La Belgique pourrait reconnaître des souffrances qui ont eu lieu, les discriminations des effets du racisme dont souffrent toujours des « Afropéens », pour reprendre l’expression popularisée par la romancière Léonora Miano. Le mot reconnaissance me semble essentiel ici.
Le rapport des experts belges a donné toute une série de formes de réparations intéressantes : la restitution des objets, ce qui est pleinement en cours – même si certains objets resteront peut-être en Belgique, leur propriété sera congolaise – ; ou la création d’une Maison pour la culture congolaise à Bruxelles. A mes yeux, une revendication légitime.
Nous travaillons tellement sur le colonialisme historique que nous avons tendance à oublier la colonisation du présent et du futur.
Que permettrait un tel lieu en terme de réparations du passé colonial ?
Dans la diaspora, il y a beaucoup de créativité, d’énergie. Cela permettrait de structurer de manière professionnelle ce milieu artistique avec les moyens de l’État. L’État subventionnerait. On parle ainsi d’une reconnaissance réelle.
En même temps, je sais qu’il y a toute une discussion sur les monuments, les noms de rue. Ce point est important mais ce qui me frappe, c’est que nous travaillons tellement sur le colonialisme historique que nous avons tendance à oublier la colonisation du présent et du futur. Et un maire belge qui a déboulonné toutes les statues problématiques et changé les noms de la rue, qui a adapté les manuels scolaires, mais qui n’a rien fait contre le réchauffement climatique et où toutes les instances, dans sa commune, continuent à utiliser de l’énergie fossile, un tel maire aurait moins fait contre le colonialisme que celui qui fait en sorte que sa commune soit d’ici 2040 chauffée aux énergies renouvelables. A Bruxelles, les parties les plus chaudes de la ville sont les parties les plus pauvres, où habitent les migrants. Les parties où l’air est le plus pollué sont les quartiers où habitent les descendants des anciennes colonies. On a beau changer une statue quelque part dans un beau quartier résidentiel ou changer le nom d’une rue d’un pionnier de la colonisation quelque part dans un quartier de riches, cela ne va rien changer par rapport à ce quartier soi-disant pourri.
Je ne comprends pas bien comment la lutte pour la décolonisation se détache de la lutte contre le réchauffement climatique. Se focaliser uniquement sur le colonialisme historique sans voir celle du futur me semble problématique. Nous sommes en train de lutter contre les symboles des injustices du passé tout en acceptant les structures des injustices du présent !
On peut arriver à une Belgique où tous les noms de rues, de places, seront assainis mais où une jeune dentiste aura du mal à trouver une place dans un cabinet car elle est d’origine congolaise. Où une famille va avoir du mal à trouver un logement en tant que locataire parce qu’elle est de descendance africaine. A quoi bon avoir des manuels scolaires assainis et respectueux de l’histoire africaine si, en même temps, une famille burundaise n’arrive pas à trouver un logement convenable ?
Est-ce que la restitution des objets est également d’ordre symbolique ?
Ce n’est pas à moi de le dire. C’est aux Béninois, aux Congolais, aux Burundais de dire « oui, effectivement cela nous appartient ». Ne soyons pas paternalistes. Ne disons pas : vous devez reprendre ces objets. Ce n’est pas à nous de le dire alors que la plupart des Congolais sont dans une économie de survie. Ils n’ont pas le luxe de s’occuper des masques volés à la fin du XIXe siècle. Ce n’est pas pour dire qu’il ne faut pas regarder ce genre de défi – je pense que c’est important qu’un jeune Congolais ait la chance de voir dans sa propre capitale des objets artistiques et culturels importants dans sa culture, cela me semble une bonne affaire. Je dis que si on ne fait que cela, on rate l’essentiel.
C’est le juge hollandais qui a ouvert les yeux des Hollandais.
Quel rôle l’appareil judiciaire peut-il jouer dans la reconnaissance du fait colonial ?
C’est le juge hollandais qui a ouvert les yeux des Hollandais. Le juge a condamné l’État pour compenser les veuves du massacre de Rawagede en décembre 1947 [431 hommes tués par des soldats néerlandais sur l’île de Java]. On voit l’importance gigantesque de ce travail juridique. En même temps, j’ai trouvé bizarre que des personnes âgées aient dû mener une action au tribunal. Faut-il que les descendants de toutes les victimes des atrocités hollandaises passent en justice ? A un moment donné, je pense que l’État hollandais devrait faire preuve d’une certaine reconnaissance, en disant que tous ceux qui peuvent prouver leur lien familial avec ceux qui ont trouvé la mort dans la violence systémique seraient importants. Peut-être faudrait-il une forme de justice générale évitant aux plus âgés de devoir ester en justice.
Reconnaître les méfaits du passé, c’est essentiel, bien sûr. Mais méfions-nous des excuses, car elles maintiennent le cercle de la revanche.
Que pensez-vous de qualifier la colonisation de crime contre l’humanité, comme le président français Emmanuel Macron l’a fait en 2017 en Algérie ?
Bien sûr, Macron a raison quand il parle de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité.
C’est évident que le passé fait toujours mal. C’est évident que la plaie coloniale de ne s’est pas cicatrisée et que chaque forme de réparation, de réconciliation permettant d’unir l’humanité est importante. Car face aux défis actuels, il va falloir résoudre nos différences. Nous allons avoir besoin de lutter ensemble contre le réchauffement climatique. Nous allons avoir besoin de lutter coude à coude.
Reconnaître les méfaits du passé, c’est essentiel, bien sûr. Le colonialisme, même dans sa formulation la plus humaniste, a toujours été l’exploitation. C’est le noyau dur du colonialisme. Le colonialisme du XIXe et du XXe siècles est une conséquence du capitalisme mondial mené par l’Occident depuis le XVe siècle.
Mais méfions-nous des excuses, car elles maintiennent le cercle de la revanche. Il y a toujours un gagnant et un perdant. L’Américain Marshall Rosenberg, créateur dans les années 1960 de la communication non violente, le dit clairement : demander des excuses change la hiérarchie mais conserve l’esprit de revanche. Ce n’est pas une vraie réparation, pas une véritable réconciliation.
Je trouve, en revanche, que les travaux de Desmond Tutu en Afrique du Sud, avec la Commission vérité et réconciliation, ont été extrêmement importants. En ce sens, je suis très content que la commission Congo au Parlement belge ne travaille pas uniquement sur la vérité mais sur la réconciliation justement. Le terme réconciliation est important et la réconciliation peut prendre plusieurs formes. Il y a plusieurs dispositifs pour promouvoir la réconciliation. Pour l’instant, l’instrumentaire me semble pauvre. On parle d’excuses, de réparations, de statues. Amplifions l’éventail des possibles formes de réparations.
On assiste à l’émergence de la justice réparatrice qui organise la rencontre entre la victime et la personne qui lui a causé du tort. Il y a pour moi une richesse de pensée et de pratique dans ce type de justice.
A quoi pensez-vous ?
Je trouve que les propositions de la commission des experts belges étaient vraiment riches. Par exemple, ce projet de centre culturel congolais à Bruxelles est une chose simple et très raisonnable. On peut imaginer des bourses d’étude pour des étudiants congolais ou inversement la possibilité pour des étudiants belges de passer un temps en Afrique. Parlons vraiment de partenariats. Ayons des gens qui se disent : « ce n’est pas moi, ce n’est pas vous, nous sommes les enfants de l’histoire, nous n’avons pas fait cette histoire, malheureusement nous ne pouvons plus la changer, et c’est à nous de montrer qu’il y a des manières de surmonter cette histoire et de sortir de la logique de la vengeance. »
En justice, on assiste à l’émergence de la justice réparatrice qui organise la rencontre entre la victime et la personne qui lui a causé du tort. Il y a pour moi une richesse de pensée et de pratique dans ce type de justice. Imaginons qu’une partie de la richesse, de la sagesse de cette justice réparatrice, aujourd’hui essentiellement pratiquée dans les situations de personne à personne, soit injectée quand on parle de la justice post-coloniale. Il y aurait beaucoup de choses à y gagner. Si on veut se parler entre adultes, il va falloir que l’on s’inspire de cette justice réparatrice.
Qu’est-ce que cela permettrait ?
Cela permet d’aller plus loin. D’avancer vraiment. De dépasser les méfaits du passé. Cela permet de digérer le passé, de sublimer le passé, de trouver une certaine forme de « closure ». Il y a une urgence. Sinon, nous allons rester des pays et des peuplades dans des relations tendues, au moment où le Pôle Nord disparaît, les espèces disparaissent, les sécheresses augmentent et la Terre devient invivable. Ainsi, on ne pourrait rien faire parce que l’on reste figé dans notre passé ?
Propos recueillis par Christine Chaumeau
DAVID VAN REYBROUCK
David Van Reybrouck, 51 ans, est un historien belge et l'auteur de grands essais historiques, de romans et de pièces de théâtre. Son livre Congo : une histoire a remporté plusieurs prix prestigieux, dont le prix littéraire AKO (2010) et le prix Medicis Essai (2012). Il est président de l'association PEN Flandres depuis 2011. Van Reybrouck a étudié l'archéologie et la philosophie aux universités de Louvain et de Cambridge ; il est titulaire d'un doctorat de l'université de Louvain. Son dernier ouvrage, L’Indonésie et la naissance du monde moderne, a paru en français en septembre 2022.