« Lutter contre l’impunité, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que nous voulons par cette cour remplacer les kalachnikovs, les roquettes et les obus par des articles du Traité de Rome pour que ce soit ces articles-là qui soient désormais nos obus, nos roquettes contre les gens qui ont fait du mal au peuple. Si l’on a des gens qui vont nous produire une décision trois ou quatre ans après, qui n’aura plus de relation avec les faits qui ont été commis et qui n’aura pas l’impression de soulager les victimes, ça ne vaut pas la peine. » Ainsi parlait Joseph Bindoumi, président de la Ligue centrafricaine des droits de l’homme, le 23 mai 2015 lors d’un débat sur Radio Ndeke Luka, principale radio privée de Centrafrique.
La création de la Cour pénale spéciale (CPS) venait d’être votée dans l’enthousiasme du Forum national de Bangui, organisé pour promouvoir la paix et tourner le dos aux années de chaos et de violences perpétrées, notamment, par les milices dites « anti-balaka » et celles de la Seleka, mouvement rebelle ayant renversé le président François Bozizé en mars 2013, avant d’être chassé du pouvoir dix mois plus tard. Mais déjà, certains acteurs de la société civile, très actifs au Forum de Bangui et témoins des lenteurs de la Cour pénale internationale (CPI) depuis l’ouverture de ses enquêtes en Centrafrique en 2007, s’interrogeaient sur le modèle de ce nouveau tribunal dit « hybride », composé de Centrafricains et de personnel international, et soutenu par l’Onu.
Sept ans et quelques mois plus tard, le premier jugement de la CPS a été rendu, le 31 octobre 2022, contre trois membres d’un groupe armé (Issa Sallet Adoum, Yaouba Ousman et Mahamat Tahir), reconnus coupables de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Pour des faits survenus en 2019, des années après la création de la cour, et ayant causé la mort d’au moins 32 civils dans des villages du nord-ouest du pays, non loin de Paoua. Les condamnés sont des ex-rebelles du puissant groupe « 3R » de Sidiki Abass, fondé à l’origine pour protéger la minorité peule des exactions des anti-balaka.
Leur chef ne sera pas jugé. Nommé conseiller militaire à la Primature après sa participation à l’accord de paix signé en février 2019 à Khartoum, Abass a par la suite rejoint fin 2020 une nouvelle coalition rebelle qui a tenté de prendre la capitale Bangui. Blessé au combat, sa mort a été officiellement annoncée début 2021.
Améliorer la qualité des jugements
Ce premier procès, dont l’ouverture avait été annoncée pour le 19 avril 2022, a lui-même été marqué par un faux départ dû au boycott des avocats de la défense, insatisfaits de leur rémunération. Ayant en partie obtenu gain de cause (avec un forfait qu’ils veulent toujours renégocier), le procès a pu finalement démarrer le 16 mai. Si les Centrafricains ont pu le suivre via les radios locales, il a été peu visible à l’international du fait des difficultés de retransmission en streaming. En privé, des juristes proches de la Cour confient que la chambre d’assises n’a pas particulièrement brillé par la tenue de ses débats, ni par la qualité juridique de ses décisions. Sont notamment pointés du doigt le manque d’expérience des procès pour crimes internationaux et l’absence d’assistants pour les juges et les avocats.
« À la CPS, l’avocat est seul, sans assistant, confirme Me Célestin Nzala, chef du Corps spécial d’avocats désignés pour agir devant la CPS. Dans le procès, il y avait trois avocats de la défense, un par accusé, et deux avocats des parties civiles, la deuxième étant arrivée sur le tard, pour 51 parties civiles. Les bailleurs pressaient pour un procès. Les choses ont été faites à la va-vite et ils n’ont pas pu réunir assez de parties civiles. » Depuis, des conseillers juristes sont recrutés par la mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca) et par le Pnud, deux organes de l’Onu qui appuient la CPS, pour « garantir des décisions de qualité (y compris pour améliorer les compétences rédactionnelles) » aux chambres et « pour garantir un procès équitable (y compris par des avocats internationaux en appui aux avocats nationaux) », selon une note externe adressée à leurs partenaires, datée du 10 novembre.
Cela doit notamment servir deux enjeux prioritaires : l’appel déposé par la défense et la demande en réparation des parties civiles – pour laquelle une audience est attendue fin janvier.
« Des accusés se sont excusés, c’est pédagogique »
Les voix critiques soulignent que ce procès en forme de ban-d’essai visait surtout à obtenir le renouvellement du mandat de la CPS, qui arrive à expiration en octobre 2023. « Ils se sont précipités pour organiser un procès, pour renouveler le mandat. Ils sont là pour faire durer. C’est comme tous ces projets des Nations unies, il ne faut pas en attendre grand-chose », cingle Maurice Dibert-Dollet, un ancien procureur général de Bangui, conseiller à la Cour de cassation. « En cinq ans, un seul dossier jugé, c’est zéro », avec un budget annuel « équivalent à celui de tout le ministère de la Justice, prison, tribunaux, tout compris », lâche un autre haut magistrat, ancien ministre de la Justice, qui souhaite garder l’anonymat.
Pour d’autres, ce procès a eu le mérite d’exister et peut redonner espoir aux victimes. « C’est le tout premier procès, il peut y avoir des difficultés mais pour moi, il s’est bien déroulé. Les victimes attendent que la Cour commence à juger ceux qui ont commis les crimes les plus graves dans le pays. Selon les échos que nous avons des populations, c’est une satisfaction. Ceux qui ont ôté la vie se sont retrouvés en justice. Il y en a même qui se sont excusés. C’est un message fort, c’est pédagogique », estime le président de la CPS, Michel Landry Luanga.
« Le procès était édifiant, ajoute-t-il. Les accusés ont expliqué comment ils s’y prenaient. C’est très significatif. Par rapport à nos collègues [de la CPI] qui ont jugé Bemba [Jean-Pierre Bemba, homme politique et chef de guerre congolais, poursuivi pour des crimes commis en Centrafrique en 2002-2003 et acquitté par la CPI en 2018] et ont échoué. Alors que s’ils avaient mis la main sur des responsables de terrain pour qui les moyens de preuve sont suffisants, ils auraient eu des résultats. La population suit ces procès où les auteurs se confessent devant les victimes. »
« On pourrait avoir six procès » dans les deux ans
Le 28 décembre, la CPS a vu son mandat être renouvelé pour cinq ans. Après tant de retards, cette fois-ci la Cour est prête, assure-t-on de concert aux chambres, à l’instruction et au parquet, à sortir de ses starting-blocks pour enfin entrer dans la phase des procès. Chiffres à l’appui. Selon les données mises à jour fin décembre et communiquées à Justice Info, la CPS garde aujourd’hui sous les verrous 15 inculpés, plus les trois condamnés en première instance ; en plus des individus emprisonnés, trois autres sont sous contrôle judiciaire ; trois en liberté provisoire ; et un s’est « évadé ».
Sur un total de 19 dossiers à l’instruction, deux seraient près de la conclusion. Et selon le procureur spécial Toussaint Muntazini, si chacun des trois cabinets d’instruction clôture deux dossiers dans l’année, « on pourrait avoir six procès » dans les deux ans qui viennent.