« Le dossier le plus avancé, c’est Fatima », précise le procureur spécial adjoint de la Cour pénale spéciale centrafricaine (CPS) Alain Ouaby Bekaï, magistrat jouant un rôle charnière dans les relations avec les autorités centrafricaines lors des arrestations. Ces derniers mois, quatre suspects ont été interpellés dans ce dossier par ce tribunal hybride, soutenu par l’Onu et accusé de graves lenteurs depuis sa création en 2015. Ils sont inculpés pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre concernant l’attaque du 28 mai 2014 contre l’église catholique Notre-Dame de Fatima, dans le 3e arrondissement de Bangui, capitale de la République centrafricaine.
Cet épisode de violence avait marqué les esprits. Des éléments du mouvement rebelle de la Seleka, agissant « apparemment en représailles au meurtre de trois jeunes musulmans », selon un rapport « Mapping » des Nations unies de 2017, avaient lancé des grenades dans l’église où s’étaient réfugiés des milliers de personnes déplacées par le conflit armé, tuant 14 personnes. Le procès des accusés dans cette affaire (Hadiatou Gary, Abdel Kader Ali, Al Bachir Oumar et Amadou Yalo) pourrait s’ouvrir dans le courant du premier trimestre 2023.
Dans l’autre camp d’une guerre civile qui a causé la mort d’au moins 3.000 civils entre décembre 2013 et octobre 2014, selon l’Onu – celui des milices anti-balaka ayant pris les armes pour chasser la Seleka – la CPS a aussi procédé à plusieurs inculpations. Les deux plus récentes – pour crimes contre l’humanité – concernent des officiers en fonction dans l’armée centrafricaine, souligne-t-on à la Cour, pour des actes présumés commis à Bossembele (nord-ouest de Bangui). Il s’agit de Vianney Semndiro, mis en accusation en septembre, et de Firmin Junior Danboy, inculpé en octobre. Un autre ex anti-Balaka, surnommé le « boucher de Paoua », Eugène Baret Ngaïkosset, ancien capitaine de la garde présidentielle de l’ancien président François Bozizé, avait été arrêté le 4 septembre 2021. Interpellé une première fois en mai 2014 à Bangui, il était parvenu à s’évader. Il est inculpé par la CPS pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Le dossier de Ndelé
Le deuxième dossier d’instruction le plus avancé à ce jour serait celui de Ndélé (nord-est). Il devrait, selon le parquet, arriver en procès en 2023. Initialement, l’enquête a été ouverte par les juridictions ordinaires en mai 2020, à la suite du massacre, le 29 avril 2020, de 28 personnes dont au moins 21 civils selon la Minusca, dans le cadre de combats entre deux factions rivales d’un des principaux groupes armés de l’époque, le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC). Selon l’AFP, des combattants des ethnies goula et rounga, auparavant réunis au sein du FPRC, ont commis ces tueries dans l’objectif de contrôler des gisements miniers et la taxation des routes sur ce territoire.
Rapidement, la CPS, qui a primauté sur les tribunaux nationaux ordinaires, demande le dessaisissement du dossier à son profit. Le porte-parole de la Minusca explique alors à Justice Info que neuf personnes ont été arrêtées à Ndélé « à la demande de la CPS ». Leur chef, Azor Kalité, membre de l’ethnie goula, que Justice Info rencontre en octobre de la même année dans sa prison de Camp de Roux, est un ancien des Forces armées centrafricaines (FACA) qui a rejoint la Seleka, avant de devenir chef d’état-major du FPRC. Les identités des huit autres hommes arrêtés avec lui ne sont pas connues. Le nombre de personnes restant inculpées dans cette affaire ne nous a pas été communiqué. Ils seraient six, selon nos sources. Un chiffre qui comprend deux arrestations datant de mai 2022, à Ndélé, lors d’une opération qui a mal tourné, coordonnée par la Minusca avec les FACA. Le suspect visé, Adam Moctar, a été tué dans des circonstances décrites par un communiqué du parquet de la CPS. L’identité des deux autres appréhendés n’a pas été rendue publique.
Nouvel appui de la gendarmerie nationale
C’est après cet incident en particulier qu’un rapprochement a eu lieu avec la gendarmerie nationale. « J’ai eu un entretien avec le directeur général de la gendarmerie, à qui j’ai expliqué le besoin de la CPS d’être accompagnée dans l’exécution de nos mandats, raconte Ouaby Bekaï à Justice Info. Ça a très bien marché. Le général qui dirige la gendarmerie m’a reçu en audience. » C’est l’unité spéciale de la police judiciaire de la CPS, composée actuellement de dix-huit personnes issues de la police et de la gendarmerie centrafricaine, qui enquête et localise les suspects tout d’abord. Puis la gendarmerie nationale, précise Ouaby Bekaï, met à disposition une équipe de huit agents « prête à intervenir dès que nous localisons la personne ».
« On n’attend plus et l’on ne se repose plus uniquement sur la Minusca », dit avec soulagement un magistrat instructeur. Et les résultats semblent au rendez-vous. Durant les six derniers mois de 2022, en plus des six actions citées précédemment, au moins trois interpellations de personnes dont les noms n’ont pas tous été rendus publics nous ont été mentionnées lors de nos entretiens avec des membres de la Cour : celle de l’ex-Seleka Abdel Kader Kalil, en octobre ; celle d’un ancien chef anti-balaka accusé de violences graves contre des Peuls dans le village minier de Gaga (nord-ouest), en octobre également ; sans oublier la première de cette nouvelle série d’arrestations réalisées avec les forces centrafricaines, celle du « général » Idriss Ibrahim Khalil alias « Ben Laden », en juillet à Bambari (centre).
Une arrestation éminemment symbolique pour la CPS, puisqu’il s’agit du même dossier d’instruction que celui, toujours en cours, du ministre « évadé » de la CPS, Hassan Bouba, qui est toujours en fonction au gouvernement. Les deux hommes sont poursuivis, notamment, pour leur rôle présumé dans un massacre ayant causé la mort de 112 personnes, le 15 novembre 2018 à Alindao, selon l’Onu, commis par des combattants du mouvement rebelle auquel ils appartenaient, l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), avec d’autres milices anti-balaka.
L’affaire Bouba, « des erreurs de jeunesse de part et d’autre »
Le fait que personne ne se soit opposé à l’interpellation de cet homme décrit comme « complice » de Bouba à l’époque du crime allégué, ainsi que la collaboration ces derniers mois de la gendarmerie et de l’armée centrafricaine permet au président de la Cour de penser qu’il n’y a pas, ou plus, de blocage politique à son action. « Suite à cet incident, nous avons été reçus par le chef de l’État, dit le président de la CPS, Michel Landry Luanga, à Justice Info. [Selon] nos échanges, c’était un incident déploré de part et d’autre, des erreurs de jeunesse de part et d’autre. Certains pensaient qu’un membre de gouvernement ne pouvait pas être arrêté. Nous avons expliqué les textes de la CPS, qui ne sont pas ceux de la loi nationale. »
Un interlocuteur extérieur à la Cour qui souhaite conserver l’anonymat décrit pour sa part un « manque de courtoisie » de la CPS qui, avant d’interpeller un ministre, n’aurait prévenu ni le chef du gouvernement, ni le ministre de la Justice, ni la Présidence. Quoi qu’il en soit, Bouba, dissident de l’UPC, serait trop utile à l’armée et à ses alliés russes pour prévenir les mouvements du groupe rebelle d’Ali Darass du fait des liens qu’il aurait conservé au sein de l’UPC, suggère cette source. Cela expliquerait la protection dont il a bénéficié jusqu’ici.
« C’est un malheureux incident, insiste malgré tout Luanga. S’il [Bouba] n’est pas en détention, cela ne veut pas dire que l’instruction n’est pas en cours. Nous sommes sereins, nous continuons à faire notre travail, nous nous accrochons aux textes. » L’incident aurait même produit des effets positifs, selon le président de la Cour : « Nous avions émis des mandats, depuis longtemps rien ne bougeait. Après l’incident Bouba, on en a profité pour exécuter nos mandats. On a reçu une promesse ferme. Des instructions ont été données. C’est ce qui a favorisé les dernières arrestations. »
Luanga récuse l’idée que, tant du côté du gouvernement que de la Minusca, le nombre et le niveau de responsabilité des personnes arrêtées serait limité par une logique d’opportunité politique. « On ne peut pas partir d’un incident pour dire que la Cour est fragilisée et qu’elle ne peut pas s’en prendre aux autorités », assure-t-il.
« Obo, on n’a pas eu le choix »
La collaboration avec les juridictions ordinaires s’est aussi améliorée, selon le président de la Cour. « On a eu des problèmes, des tiraillements mais aujourd’hui, lorsque l’on demande un dossier, on l’obtient. » Il évoque le dossier concernant une attaque perpétrée en 2020 sur la ville de Obo, au sud-est du pays. Neuf individus avaient été arrêtés et présentés comme des membres de l’UPC. Mais l’État-major, contacté par Justice Info, affirmait qu’il s’agissait plutôt de commerçants, de bergers, d’artisans et de chauffeurs de taxi-moto. On comprend aujourd’hui à demi-mots que c’était probablement le cas. « Obo, poursuit Luanga, c’était le choix du parquet général de Bangui, on n’a pas eu le choix » avant d’ajouter que, de façon plus générale, la CPS a pu recevoir « des dossiers insuffisants ». « On n’a pas eu de non-lieu, ajoute-t-il. Des mises en liberté provisoires, oui. Des cas où l’on ne peut inculper la personne et des cas où elle est remise en liberté, notamment dans le dossier Obo. »
« Si l’on voit un poisson qui nous intéresse, on nous le laisse »
Comment se décide la répartition des affaires entre tous les tribunaux saisis des crimes en Centrafrique ? « On va tous à la pêche, il y a beaucoup de poissons à prendre. Si l’on voit un poisson qui nous intéresse, on nous le laisse », résume Luanga avec un sourire. Et avec la CPI ? « On a reçu les nouveaux responsables », nous dit-il peu après la visite du président de la Cour de La Haye à Bangui, fin novembre, et peu avant l’annonce de la clôture de ses enquêtes en Centrafrique par le procureur Karim Khan. « On a senti un pragmatisme de leur part, la volonté de coopérer et de prioriser la CPS en Centrafrique, au lieu de surcharger la CPI. C’est une marque de confiance, cela traduit la reconnaissance du travail abattu, et cela peut les alléger. »
D’importants progrès restent à faire, confie un magistrat instructeur, qui décrit un « énorme potentiel de collaboration avec la CPI, mais presque rien dans les faits ». Les cabinets d’instruction de la CPS consultent ainsi les décisions en ligne de la CPI et demandent les pièces une par une. Deux commissions rogatoires ont été transmises en octobre 2021, qui étaient toujours sans réponse début décembre 2022. Une troisième demande a été faite, plus récente. Les choses seraient en train de changer, assure pourtant le président de la Cour, selon qui les magistrats qui se sont rendus début décembre à La Haye, pour des rencontres en marge de l’Assemblée des Etats parties de la CPI, « sont rentrés avec les informations qu’ils voulaient ».
Il reste que si la CPI se décharge de la Centrafrique, le risque de surchauffe est réel à la CPS. Celle-ci dispose à ce jour d’une seule chambre d’assises, qui ne peut dans le meilleur des cas juger plus de deux affaires par an. La vingtaine d’enquêteurs de l’unité de police judiciaire est déjà en surcharge avec, selon nos informations, pas moins de 19 instructions en cours, 3 enquêtes préliminaires (dont une concernant la société française Castel, qui a occasionné de nombreuses auditions), 12 dossiers sous analyse et au moins une vingtaine de plaintes directes de victimes, qui ne transitent pas par le parquet. Les années passées ont montré que la CPS ne peut procéder à des recrutements rapides. Ceux-ci passent par le système des Nations unies et, concernant les positions élevées d’internationaux (dont les magistrats), doivent être secondés (rémunérés) par les Etats d’origine des personnes concernées.
« Le point noir, ce sont les ressources »
Il reste toujours à régler la très ancienne question de l’autonomisation de la gestion de la Cour, par rapport à ses partenaires onusiens qui gèrent depuis le début ses fonds et ses ressources humaines. L’homme clé de cette mutation est le greffier en chef adjoint qui, selon le règlement, « assure la direction des services financiers ». Ce poste international « secondé » n’a pu être pourvu pendant des années. Il est occupé par un Allemand d’origine camerounaise, Ousman Njikam, arrivé à Bangui en septembre, à la personnalité et au profil jugé rassurant ayant travaillé aux greffes de plusieurs tribunaux internationaux.
L’autonomisation de la Cour ? « C’est toujours l’objectif. Est-ce là où nous en sommes maintenant ? Non », dit-il. Il faut créer une structure de gestion, et « il faut bien réfléchir avant d’agir ». En attendant, il a quelques autres priorités, dont deux lui paraissent plus urgentes que les autres : mettre en place un système informatique interne, qui n’existe pas ; sonoriser et équiper de caméras la salle d’audience, dans la perspective des procès.
« Le point noir, ce sont les ressources », admet Njikam, qui a commencé à démarcher les bailleurs. Sur son budget de fonctionnement de 14 millions d’euros, la CPS n’en a reçu que la moitié en 2022, provenant essentiellement de la Minusca et des Etats-Unis. L’Union européenne, du fait de la présence de la compagnie de sécurité privée russe Wagner en Centrafrique, a partiellement gelé son appui budgétaire. « Les moyens financiers, c’est un véritable problème, admet aussi Luanga. N’eussent été les résultats probants et convaincants, ils [les bailleurs] auraient probablement lâché. Le grand souci, c’est de voir les partenaires de la Cour renouveler leur confiance en 2023. Mais les plus grosses dépenses comme la construction de la Cour ont été faites. Cela ne devrait pas être si difficile. »
Une Rwandaise qui ferait bouger les lignes
« On veut se marier avec les Russes, mais on demande aux Occidentaux de payer la noce », résume en une formule un proche de la Cour, beaucoup moins optimiste sur l’avenir de ses finances. Le contexte politico judiciaire, en Centrafrique, a été marqué ces derniers mois par un remue-ménage dans la magistrature, avec le départ d’une vingtaine de magistrats parmi les plus anciens – dont la présidente de la Cour constitutionnelle Danielle Darlan. L’opposition accuse le chef de l’Etat de vouloir modifier la loi fondamentale pour briguer un troisième mandat.
Il semble néanmoins que la CPS réponde à une utilité pour le président Touadera, qui a donné son aval politique au renouvellement du mandat de la Cour, à la suite d’une réunion tenue le 21 novembre avec Valentine Rugwabiza, une diplomate et femme d’affaires Rwandaise arrivée à Bangui en avril 2022 avec la double casquette de représentante spéciale du Secrétaire général de l’Onu et de cheffe de la Minusca. « Beaucoup de choses ont évolué depuis l’arrivée de la représentante, les lignes ont bougé », indique notamment Luanga. Les Rwandais, autres grands alliés du gouvernement, étendent de plus en plus leur influence dans le pays et pas seulement dans le domaine de la sécurité. Le soft power du Rwanda fera-t-il bouger les lignes y compris dans le domaine de la justice ?
Touadera devrait avec le renouvellement du mandat de la CPS, a minima, valider le discours qui a été le sien sur la justice depuis le début de son premier mandat, en 2016. « La CPS est en accord avec le discours de lutte contre l’impunité du gouvernement, estime le président de la CPS. Il y a eu [l’accord de paix] de Khartoum [en 2019]. Il y a quelque temps, 80 % du pays étaient aux mains de la rébellion, n’était pas contrôlé. Ce n’est plus le cas. Avant, ce n’était pas possible d’arrêter des gens au PK5 [le 3e arrondissement de Bangui, à majorité musulmane]. On l’a fait récemment. Tout est lié à la paix, à la sécurité, au conflit. S’il y a une efficacité [de la CPS], c’est quand la paix est revenue. S’il y a encore des difficultés, c’est que la paix n’est pas entièrement là. Si l’on en croit la parole des autorités, ils font des efforts pour ramener la paix et que nous devenions une juridiction post-conflit. »