"Les examens préliminaires sont comme une porte en fer qu'il est très difficile de franchir." Telle est la conclusion d’un représentant de la société civile après avoir essayé d'amener le bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à se pencher sur des crimes présumés, selon un rapport de la Fédération internationale des droits humains (FIDH) publié en 2020. "Il y a un énorme flou", précise Amal Nassar, ancienne représentante de la FIDH auprès de la Cour, qui "persiste", dit-elle, malgré les rapports réguliers du bureau du procureur sur les "communications" qu'il reçoit et sur la manière dont elles sont transformées en examens préliminaires (l'étape précédant une enquête complète de la CPI).
Le terme "communications" est le terme officiel à la CPI pour désigner ce qui, dans d'autres systèmes juridiques, pourrait équivaloir à une plainte si une telle voie légale était autorisée devant la cour internationale, ou pour désigner ce qui est plus généralement un moyen pour les ONG de faire pression sur la cour, plus précisément sur le bureau du procureur.
Depuis sa création il y a plus de vingt ans, la CPI a reçu au moins 15 000 communications, dont plus de 700 ont été considérées comme pouvant "justifier une analyse plus approfondie" - un jargon interne pour décrire le processus de filtrage initial.
La grande majorité des communications reçues par la cour basée à La Haye sont "manifestement en dehors de la compétence de la Cour", selon les rapports réguliers de la CPI sur les examens préliminaires depuis 2011. D'autres sont liées à un examen préliminaire ou à une enquête déjà en cours, tandis que sur les plus de 700 dépôts d’informations initiales qui ont fait l'objet d'une évaluation factuelle et juridique approfondie par les services du procureur sur les allégations et la situation qu’ils contenaient, seules une cinquantaine ont fait l'objet d'une analyse complète selon les critères ci-dessous.
Le "processus de filtrage" du procureur de la CPI
Le processus a été décrit il y a une dizaine d'années dans un document de politique générale qui suit un "processus de filtrage en quatre phases". Ces phases comprennent l'évaluation de la compétence de la cour, la question de savoir si les crimes présumés relèvent de son mandat, s'il existe des procès locaux et s'il serait dans l'intérêt de la justice de poursuivre.
Alors qu'il existait auparavant une unité distincte pour les examens préliminaires au sein du bureau du procureur, sous la direction de l'actuel procureur Karim Khan, une grande partie du travail du Bureau est désormais organisée en équipes nationales traitant de tous les aspects des enquêtes et des poursuites, sous la direction de deux procureurs adjoints. La seule exception est l'Ukraine, qui est traitée directement par le procureur. Les examens préliminaires, cependant, relèvent de la procureure adjointe Nazhat Shameem Khan (aucun lien avec Karim Khan).
"Toutes les informations reçues sont traitées, examinées de manière approfondie et, le cas échéant, développées pour devenir des preuves", explique Cristina Ribeiro, coordinatrice principale des enquêtes et des analyses au bureau du procureur de la CPI. "Avant l'ouverture d'une enquête, elles [ces communications] représentent une partie importante de notre point de départ."
Des critères de sélection peu clairs
Le rapport de 2020 des experts indépendants, qui a proposé plus de 350 changements nécessaires pour améliorer la CPI, a résumé l'approche du bureau du procureur concernant l'examen des communications comme étant "conservatrice". Il note que la décision de savoir si une communication doit être appuyée et transformée en enquête revient essentiellement au procureur. Bien sûr, le procureur doit bénéficier d’un pouvoir "discrétionnaire et d'indépendance" mais "rendre ces critères explicites pourrait être bénéfique", ajoutent les experts.
Selon ce rapport, cinq examens préliminaires ont été ouverts grâce à des informations parvenues à la Cour : le Venezuela, les Philippines, le Bangladesh (Myanmar), le Burundi, et la réouverture de la situation concernant la conduite des forces britanniques en Irak.
Megan Hirst, une pénaliste britannique, loue le système dans son principe : "Tout le monde peut faire du lobbying auprès de la Cour" et "le bureau du procureur devrait pouvoir recevoir le maximum d'informations". Mais 90% de toutes les analyses de communications "sont rejetées par le procureur", ce qui "pose la question des critères appliqués par le procureur pour décider d'ouvrir un examen préliminaire", soulignent les experts. "Il reste difficile d'évaluer les critères utilisés par le Procureur, car ils ne sont pas transparents."
Lors d'un événement organisé le mois dernier sur les relations entre le tribunal et les organisations de la société civile, le procureur adjoint Mame Mandiaye Niang a déclaré qu’il "n'aime pas le terme de lobbying", soulignant que l'indépendance du procureur est "au cœur de la crédibilité de la cour". Bien que la CPI soit ouverte à ces contributions, ses priorités doivent être la saisine par des États et par le Conseil de sécurité des Nations unies, a-t-il déclaré. Des questions comme la gravité des crimes allégués entrent en jeu, ainsi que les ressources. "Notre capacité totale nous permet d'examiner pas plus de huit situations", explique-t-il. Et "nous en sommes déjà à 11 situations... Je ne veux pas intervenir sans avoir les ressources nécessaires pour avoir des résultats."
Manque de transparence
"Dans la pratique, dit Hirst, il n'est pas évident de voir de l'extérieur combien de fois les communications influencent réellement les choix du procureur ou contribuent à une enquête. Si vous êtes une ONG et que vous essayez de soumettre une communication utile au [bureau du procureur], cela peut être difficile."
"Pour une communication que nous soumettons, c'est entre un an et deux ans de travail", explique Jimena Reyes, directrice du bureau Amériques à la FIDH. "Et évidemment, c'est assez frustrant quand rien ne se passe comme dans le cas du Mexique, où il n'y a même pas d'examen préliminaire qui a été proposé." Reyes rappelle ce jour où les organisations de victimes ont organisé une manifestation devant la CPI, autour de la sculpture offerte par les autorités mexicaines appelée "ailes de la justice", pour "affirmer notre désaccord avec le fait que rien ne se passe" après avoir soumis des informations sur des cas impliquant des milliers de personnes.
"Peut-être que ce n'est pas facile pour le bureau du procureur d'être franc sur la sélection des affaires et la façon dont les décisions sont prises. Mais ils doivent s’y pencher. Je ne dis pas que tout le monde sera heureux en apprenant les décisions, mais il faut une meilleure transparence et une meilleure communication sur ces décisions", explique Hirst.
Pourquoi les ONG le font-elles ?
Ribeiro reconnaît que les communications des ONG "deviennent vraiment sophistiquées" et que certaines disposent de "nombreux types de preuves différentes, y compris la conservation de documents mis en ligne".
Mais dans ce contexte, où très peu de communications franchissent la "porte de fer" mais la plupart restent sur le palier, pourquoi les ONG continuent-elles à envoyer leurs informations à la Cour ? Pour Nassar les raisons ne sont pas uniformes, tout comme les ONG ne sont pas uniformes. Hirst prévient que "chaque [ONG] a ses propres intérêts et niveaux de compétences".
Kate Gibson, une avocate britannique de la défense qui a participé à plusieurs procès devant la CPI, note les différentes raisons pour lesquelles les ONG décident de déposer des communications : "Certaines communications sont incroyablement détaillées et visent à ce que le Procureur ouvre une enquête. D'autres organisations de la société civile utilisent les communications comme un exercice de plaidoyer. Certaines situations sont politiquement sensibles et soumettre une communication au bureau du procureur peut être un très bon moyen d'attirer l'attention sur une situation de crime particulière."
Reyes revendique le succès de la soumission d'informations au bureau du procureur ayant, dans l'examen préliminaire sur la Colombie, à souligner pour la première fois qu’il "y a des raisons de croire que des crimes contre l'humanité ont été commis en Colombie. C'était la première fois que quelqu'un disait que des crimes contre l'humanité étaient commis par des militaires, par les FARC [la principale guérilla dans le conflit colombien] et par des paramilitaires. Et cela a vraiment joué un rôle très important dans l’action de la justice".
Autres contraintes et écueils
Les communications des organisations de la société civile et le suivi qu’elles en font peuvent-ils poser des problèmes plus tard dans les procès ? "Il existe un point de vue selon lequel les efforts de la société civile sont orientés vers la poursuite des auteurs de crimes et que, donc, une plus grande collaboration entre les organisations de la société civile et le bureau du procureur augmente l'inégalité des armes entre ce dernier et la défense. Mais c'est trop simpliste", déclare Gibson. "Ce qui est plus préoccupant, c'est que le partenariat accru entre les organisations de la société civile et le procureur joue sur cette idée bien ancrée que la Cour existe en tant que mécanisme pour mettre fin à l'impunité. Et lorsque nous nous fixons pour objectif de prévenir l'impunité, le risque est que les acquittements soient perçus comme des échecs, comme quelque chose qui a mal tourné, et que les condamnations soient perçues comme si tout avait bien fonctionné."
Les organisations qui déposent des communications ne les diffusent pas toujours publiquement. Nassar avance diverses explications telles que "la confidentialité et la sécurité" mais, selon elle, il peut également s'agir "de les distinguer d'autres efforts de plaidoyer". Le raisonnement des ONGs est parfois que ne pas rendre publique leur communication peut renforcer la relation privilégiée qu'ils recherchent avec le procureur de la CPI et établir leur fiabilité et leur crédibilité. Il arrive aussi qu'elles donnent les noms des auteurs présumés des crimes et qu’elles s'inquiètent d’une divulgation de leur communication qui aurait le contre-effet de compromettre une possible arrestation des suspects. Il existe ainsi depuis des années des communications spécifiques sur les crimes commis en Ukraine sans que les organisations qui les ont soumises ne les divulguent ni que le procureur en ait fait quoi que ce soit. La réticence de certaines ONGs à rendre leurs communications publiques peut ainsi renforcer le manque de transparence de l'ensemble du système.
En reconnaissant de l'utilité des communications des ONG, Ribeiro assure néanmoins que "plus elles sont sophistiquées, meilleure est la base de l'enquête, alors bravo !"