"Je cueille des champignons depuis 50 ans, et en 2010, avec un ami qui vit maintenant en Allemagne, nous avons regardé cette carte. Depuis 2010, ils indiquent qu'il y avait des bâtiments militaires à cet endroit. Depuis 2010, cela fait 12 ans que ça se sait. Comment cela peut-il nuire au centre d'entraînement de Yavoriv si cette information est publique ? Mon ami m'a demandé de dire à ses amis où je cueille des champignons, et je lui ai envoyé [la carte]", déclare Oleksandr Kostornyi aux journalistes, après une audience devant le tribunal du district de Galice, à Lviv, à l’ouest de l’Ukraine.
Le 13 mars 2022, la Russie a tiré des missiles sur le centre d'entraînement militaire de Yavoriv, à 50 km à l'ouest de Lviv, près de la frontière entre l'Ukraine et la Pologne, tuant 61 personnes et en blessant 160 autres.
Kostornyi, 72 ans, est maintenant accusé d'avoir coordonné les tirs de missiles sur le centre militaire de Yavoriv, en transmettant des informations à des représentants de la Fédération de Russie. Le 8 février, le procureur Andriy Nikerui lui a présenté l'acte d'accusation. Il est accusé de haute trahison. Selon l'accusation, Kostornyi a commencé à aider la Russie le 4 mars 2022. Il aurait envoyé via Telegram une carte du Centre international pour le maintien de la paix et la sécurité [connu comme le centre d'entraînement militaire de Yavoriv] avec des endroits marqués pour des frappes de missiles (casernes, dortoirs).
Les amis de Kostornyi
L'ami de Kostornyi à qui il a envoyé la carte s'est avéré être un ancien résident de Lviv, Oleksandr Svystunov, qui détient désormais la nationalité russe et vit en Crimée annexée depuis 2014. Svystunov est l'un des fondateurs du parti actuellement sanctionné "Bloc russe" et de l'organisation publique ukrainienne "Mouvement russe d'Ukraine". Selon l'accusation, Kostornyi a également envoyé une carte du centre d'entraînement, avec des informations sur l'emplacement du personnel et de l'équipement militaires des forces armées ukrainiennes, à un agent actuel du FSB [services de renseignement russes], Yuriy Vodolazkyi, qui signe sous le nom d'"Igor Vodolazov". "Il a fourni à Vodolazkyi des informations sur la localisation possible d'étrangers à l'école n° 52 de Lviv, et le même jour, il a transmis des informations sur l'hébergement des réfugiés sur l’aire du stade SKA, au 39a de la rue Kleparivska", peut-on lire dans l'acte d'accusation.
Jusqu'en 1990, Kostornyi était major au Département de la surveillance extérieure du Comité de sécurité de l'État de l'ex-URSS. Il est diplômé de l'École supérieure de la bannière rouge du KGB, à Moscou. De 2002 à 2010, il a fait campagne pour la Verkhovna Rada d'Ukraine en tant que membre du Parti socialiste progressiste d'Ukraine, pro-russe, du Parti de l'opposition populaire de Natalia Vitrenko et du Parti communiste d'Ukraine.
Kostornyi était également un utilisateur assidu du réseau social russe Moi Mir. Sa page laisse penser qu'il est très nostalgique de l'Union soviétique et a des sympathies pour la Russie. Il cliquait régulièrement des « likes » sous des images de paysages et de symboles russes. Après le début de l'invasion russe à grande échelle, le 24 février 2022, Kostornyi a soutenu des posts contenant de la propagande russe et dénigrant l'armée ukrainienne.
"Pourquoi est-ce que je souffre ?"
Hors de la cour, cependant, Kostornyi explique aux journalistes qu'il a seulement envoyé à un ami une carte des lieux de pêche et de chasse pour lui montrer où il cueillait des champignons. Il dit qu'il ne connaissait pas l'agent du FSB Vodolazhskiy et qu'il lui avait envoyé les informations parce que son ami Svystunov lui avait demandé d'envoyer la carte à une adresse e-mail de secours.
"On m'a donné une adresse, et j'ai fait une sauvegarde sur celle-ci. Écoutez, je ne connaissais pas et ne connais pas cette personne [Vodolazkyi]. [Svystunov] a dit qu’en cas d’absence de connexion ou en cas de problème, voici une adresse e-mail de secours. Ma culpabilité n'a pas été prouvée, mais on se moque de moi maintenant. J'ai été accusé de quelque chose que je n'ai pas fait. C'est une raillerie, depuis 8 mois. Pourquoi est-ce que je souffre ? Je suis un homme âgé. Vous pouvez même l’entendre dans ma voix quand je parle, ma voix tremble. On me pousse dans le mur. Pourquoi ? Parce que j'ai travaillé pour l'Ukraine pendant presque 30 ans ? Je travaillais pour garantir l'État de droit ici", se plaint Kostornyi.
Son avocat estime que la culpabilité de Kostornyi n'est confirmée par aucune des preuves fournies par le procureur. La défense a demandé à plusieurs reprises au tribunal de modifier la mesure de garde à vue en une assignation à résidence - en vain. "Où pourrais-je m'échapper ? J'ai quatre filles et six petits-enfants qui ont besoin de mon aide. Ma femme a failli mourir deux fois, il a fallu appeler une ambulance", déclare l'accusé.
"Il y avait beaucoup d'officiers du KGB, devons-nous tous les blâmer ?"
Kostornyi souligne à plusieurs reprises qu'il se bat pour les droits de l'homme en Ukraine depuis trois décennies. Il porte l'insigne de la Société internationale pour les droits de l'homme sur le revers de sa veste.
Andriy Sukhorukov, 80 ans, est le vice-président de cette organisation et assiste à l'audience en tant que visiteur. Il déclare à Sudovyi Reporter qu'il connait l’accusé depuis environ 30 ans et qu'ils avaient fondé l'organisation en 1993.
"Je suis à la tête de l'organisation de défense des droits de l'homme Société internationale des droits de l’homme, et Oleksandr Kostornyi travaille toujours au conseil d'administration de cette organisation. Cela dépasse l'entendement qu'il puisse haïr les gens au point de vouloir les détruire. Ne réalisait-il pas ce à quoi ces actions mèneraient ? Il le savait. Par conséquent, je crois que c'est une sorte de faux, quelque chose comme ça. Ils avaient besoin de mettre quelqu'un en prison et ils ont trouvé un bouc émissaire. Rien de tel n’a eu lieu. C'était un officier du KGB, comme on dit, mais alors quoi ? Il y avait beaucoup d'officiers du KGB. Il y avait une armée entière de KGB. Alors quoi, devons-nous les rendre responsables de tous les événements ? Je ne ferais pas cela", déclare Sukhorukov.
Kostornyi est toujours enregistré à la tête de la Société russe Pushkin, qui a fondé le Théâtre dramatique russe de Lviv. Il déclare aux journalistes qu'il n'a pas rencontré ses anciens collègues du KGB depuis la fin de l'URSS. Il a des souvenirs ambivalents de la fin de son service au KGB : "Je n'y ai pas mis fin, j'ai écrit une sorte de lettre de démission. Mais en fait, mes supérieurs m'ont confié la tâche de créer une association de services de détectives en URSS et de préparer la législation correspondante. L'université de Lviv était en cours de préparation des documents, qui s'appelaient la loi sur les activités de détective et de recherche non étatiques. Mais vous connaissez les événements de 1990, l'Union soviétique s'est effondrée et la loi n'a pas été adoptée, alors qu'elle était censée être examinée par le Conseil suprême de l'URSS. En raison de l'effondrement de l'Union soviétique, après 24 ans de service, je me suis retrouvé au chômage à l'âge de 42 ans. Mais j'ai continué à travailler comme détective. En Russie, cette loi a été adoptée, mais en Ukraine, malheureusement, elle n'existe toujours pas."
"Grand-mère, c'est fini, Romka est parti"
Mme Maria, la mère du soldat Roman Pyuryk (âgé de 52 ans), vient aux audiences du tribunal en tant que visiteuse. Son fils Pyuryk a servi comme instructeur sanitaire dans la ville militaire de Nemyriv. Il a rejoint les forces armées ukrainiennes en tant que volontaire, le 28 février 2022. Ce n'était pas la première fois, puisqu'il avait déjà combattu pour l'Ukraine en 2014. Deux jours avant le bombardement du centre d'entraînement de Yavoriv, Pyuryk a fait savoir à sa mère qu'il allait bien. Il a appelé son frère et lui a envoyé des photos. Mme Maria se rappelle comment elle a appris le bombardement : "Ma petite-fille a appelé, elle habite non loin de là. Elle a dit : "Grand-mère, c'est fini, Romka est parti". Elle a dit qu'un missile avait frappé et qu'ils sont tous morts."
Mme Maria s'est rendue deux fois au centre d'entraînement, mais elle n'a pas été autorisée à pénétrer dans l'enceinte. "Les garçons, ceux qui étaient allés là-bas [pour] ramasser les corps, ils m'ont dit : "Tante Maria, il y a du sang là-bas, les briques sont toutes couvertes de sang." Son fils laisse derrière lui deux enfants. Officiellement, il est toujours considéré comme une personne disparue.
La femme dit qu'elle vient au tribunal pour savoir si Kostornyi sera puni. Elle a interpellé l’accusé à plusieurs reprises, lui parlant de la mort des soldats dans le centre d'entraînement. Kostornyi a répondu qu'il n'avait rien à voir avec cela. Le 8 février, Mme Maria lui montrait avec anxiété une photo de son fils.
Le 14 février, le tribunal commencera à examiner les preuves matérielles de l'affaire. Kostornyi risque jusqu'à 15 ans de prison.
Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».