Dans une petite salle d'audience à Berlin, hors du regard du grand public et de l'attention des médias, un procès pour crimes de guerre touche à sa fin. Il s'agit du troisième procès portant sur les atrocités commises sous le règne du président syrien Bachar al-Assad à se conclure en Allemagne. C'est aussi le premier à juger de la pratique brutale consistant à assiéger et affamer la population pour la punir de son opposition au régime.
Jeudi dernier, après trente jours de procès, le ministère public a présenté son réquisitoire. Il a demandé à la cour de déclarer Moafak D., dont le patronyme reste confidentiel, coupable de crimes de guerre et de le condamner à la prison à vie. Pour les plaignants, dont les plaidoiries ont été présentées dans la foulée, cela ne va pas assez loin. Bien qu'ils soient d'accord avec la peine demandée par le procureur, ils ont réitéré qu’il était nécessaire d’ajouter l’accusation de crimes contre l'humanité pour appréhender l'ampleur des crimes et rendre pleinement justice à la souffrance des civils assiégés.
Depuis août 2022, le Syrien d’origine palestinienne est jugé à Berlin, pour des crimes de guerre qu'il aurait commis à Yarmouk, un ancien camp de réfugiés palestiniens devenu depuis un quartier de Damas. En mars 2014, il aurait tiré avec un lance grenade anti-char (RPG) sur une foule de civils qui s'étaient rassemblés pour récupérer des colis d'aide de l'Onu. À cette époque, la population de Yarmouk, majoritairement palestinienne, subissait un blocus total depuis juillet 2013. Moafak D. était membre de l'une des milices pro-régime qui exerçait un contrôle brutal sur Yarmouk, faisant respecter le siège et tourmentant ses citoyens. Il aurait aussi commis cet acte pour un motif personnel : venger la mort de son neveu, tué dans une bataille avec l'Armée syrienne libre (ASL, opposition) deux jours avant.
Le procureur Hannes Meyer-Wieck a commencé son plaidoyer final en résumant les moments clés de la vie de l'accusé : Moafak D. est né en 1967, il était le dixième d’une famille de douze enfants. Ses parents avaient fui la Palestine pendant la "Nakba" en 1948, lorsque près de la moitié de la population arabe palestinienne a été déplacée. La famille s'est installée à Damas, où il a quitté l'école secondaire à l'âge de 15 ans, pour commencer à travailler comme ouvrier du bâtiment, comme son père. À partir de 2007, il s'est aussi engagé dans deux milices palestiniennes, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Mouvement de la Palestine libre (MPL), proches du régime syrien depuis Hafez el-Assad, le père de Bachar. En 2017, il est arrivé à Berlin avec sa femme et ses trois enfants dans le cadre d'un programme de regroupement familial, rejoignant un fils qui était arrivé auparavant en tant que mineur non accompagné. Le 4 août 2021, Moafak D. a été arrêté.
"L'un des quartiers les plus disputés de la ville"
Dans leur exposé de trois heures, les deux procureurs sont revenus sur les éléments de preuve apportés au procès : principalement des témoignages oculaires, corroborés par des analyses d'experts. Le procureur Meyer-Wieck a commencé par décrire le contexte politique. Pour que le crime soit qualifié de crime de guerre, il doit avoir eu lieu dans le contexte d'un conflit armé. Il a fait valoir que les manifestations pacifiques en Syrie, qui ont commencé en 2011, se sont transformées après la violente réponse du régime en une "guerre civile permanente", "qui était continue jusqu’au moment des crimes et jusqu'à aujourd'hui."
Yarmouk était devenu "l'un des quartiers les plus disputés de la ville", après de grandes manifestations anti-régime. Et à partir de juillet 2013, le blocus du régime l'a complètement coupé de nourriture, de carburant, des fournitures médicales ou autres - à l'exception de l'aide des Nations unies distribuée dans le nord de Yarmouk contrôlé par le régime, où un cessez-le-feu était censé être en place pendant la distribution. Dans ce contexte, a déclaré Meyer-Wieck, l'accusé a utilisé une arme militaire pour attaquer des civils, alors que "ceux qui s'étaient rassemblés pour récupérer des colis de nourriture étaient, sans exception, des civils non armés qui ne participaient pas aux combats." Sans les colis alimentaires, ils seraient morts de faim, a déclaré le procureur, rappelant à la cour les témoins qui avaient déclaré avoir mangé leurs animaux domestiques ou mangé de l'herbe, tant ils avaient faim.
Des éclats d'obus tranchants comme des rasoirs
Mais que s'est-il passé exactement ce jour-là, le 23 mars 2014 ? Les procureurs ont décrit les événements, en se basant sur les récits de témoins oculaires. Ce dimanche-là, plusieurs centaines de personnes faisaient la queue depuis le début de la matinée pour "mettre la main sur l'un des colis d'aide tant attendus". Pendant qu'elles attendaient, elles étaient battues et harcelées par des miliciens. Quatre témoins oculaires ont vu l’accusé sur place. Ils ont vu un autre milicien lui remettre un RPG, qu'il a placé sur son épaule. Et ils ont vu Moafak D., debout au milieu de la rue centrale de Yarmouk, tirer une grenade sur une foule de personnes qui venaient tout juste de récupérer de l’aide alimentaire.
Huit personnes ayant vu les effets du tir ont témoigné devant le tribunal. Elles ont décrit un nuage de fumée et des éclats d'obus recouvrant le sol. Elles ont dit avoir vu un grand nombre de blessés, et quelques cadavres. Cinq témoins ont mentionné un enfant dont l'estomac a été ouvert et qui a ensuite été soigné à l'hôpital. Un expert en balistique a confirmé l'effet dévastateur de ce type d'arme : il a expliqué que son impact produit non seulement une explosion mortelle, mais qu'il projette également un grand nombre d'éclats d'obus tranchants comme des rasoirs à une vitesse de 8500 mètres par seconde. Un autre expert - le professeur de médecine légale Markus Rothschild, qui a également analysé les dossiers Caesar pour le procès de Coblence – a aussi confirmé que l'un des plaignants avait encore des morceaux de shrapnel coincés dans son corps.
"Il a été vu et clairement identifié"
Restait alors à savoir si l'accusé était bien celui qui a tiré. L'accusation a fait valoir que Moafak D. lui-même avait déclaré dans sa déclaration initiale au début du procès qu'il travaillait pour les milices palestiniennes et était régulièrement envoyé à Yarmouk pour faire des courses. Ils n'ont pas cru sa déclaration ultérieure au tribunal, selon laquelle il a quitté Yarmouk en 2012 et n'y a plus jamais remis les pieds. "Il occupait une position de premier plan dans le contrôle brutal de la population de Yarmouk", a affirmé l'accusation. Ils ont mentionné des photos qui le montraient lourdement armé et portant des vêtements militaires. Et ils ont fait référence à des témoins qui avaient reconnu l'accusé en raison de la couleur unique de sa barbe et de ses attitudes. Certains l'avaient connu auparavant, d'autres avaient appris son nom juste après l'attaque. "Il a été vu et clairement identifié".
L'accusation a considéré que tous les témoins oculaires étaient crédibles. "Même s'il y avait quelques divergences dans les témoignages, elles ont toutes été éclaircies au cours du procès", a déclaré le procureur Peter-Michael Gaedeke. Les divergences concernant la date et le lieu exact étaient dues à des malentendus, à un manque de familiarité avec la région ou avec les cartes, ainsi qu'à une panique et un chaos généralisés pendant l'attaque, ont soutenu les procureurs, ajoutant que les témoins de la défense, en revanche, semblaient avoir fourni "un exemple parfait de faux témoignages mal coordonnés." Vers la fin du procès, certains membres de la famille de Moafak D. avaient témoigné qu'il était hospitalisé pour une blessure à la jambe au moment du crime - un fait que l'accusé lui-même n'avait jamais mentionné. "Ces témoins ont utilisé des phrases clés identiques, mais ils n'ont pas fourni de réponses à des questions plus détaillées".
L'accusation a conclu que Moafak D. était coupable de crimes de guerre. Ils ont comptabilisé trois victimes de lésions corporelles graves : les deux plaignants au procès et le garçon dont l'estomac a été déchiré. Ils ont dénombré sept victimes décédées sur le lieu du crime, un nombre que deux témoins avaient lu dans les dossiers de l'hôpital. L'accusation estime que ces sept victimes peuvent être attribuées directement à l'attentat, sans retenir plusieurs autres victimes décédées à l'hôpital. Ils ont demandé à la cour de reconnaître la ‘gravité particulière’ de sa culpabilité en raison de la nature méprisable du crime : non seulement l'accusé avait agi par vengeance, mais il s'était attaqué à des civils sans défense, dont certains lui tournaient le dos et rentraient chez eux après la distribution d'aide.
"Le prévenu a tué des gens de manière arbitraire. Il a choisi ses victimes au hasard", a lu Meyer-Wieck, ajoutant que Moafak D. avait aggravé des circonstances déjà catastrophiques à Yarmouk. En droit allemand, une condamnation retenant la gravité particulière de la culpabilité signifie que le condamné ne peut pas demander une libération anticipée même après quinze ans de prison.
L'accusation de crimes de guerre ne suffit pas
Après l'accusation, l'avocat des plaignants, Patrick Kroker, est resté bref. Il s'est déclaré pour l’essentiel en accord avec l'accusation, mais a réitéré la demande que les deux plaignants avaient présentée à la Cour en décembre : que les crimes ne soient pas seulement qualifiés comme des crimes de guerre, mais aussi comme des crimes contre l'humanité. Même s'ils se sont produits dans le contexte du conflit armé, ils sont, selon Kroker, plus étroitement liés à la politique du régime Assad de persécution des parties jugées déloyales de la population.
"Au fil des mois et des années, les milices, en tant que prolongement du régime, ont été responsables d'abus, de tortures, de violences sexuelles et de disparitions forcées", a-t-il déclaré. Le siège a été au centre de leur politique de terreur, il a obligé les gens à quitter leur maison et à risquer leur vie en allant chercher de l’aide pour éviter la famine. "Dans ce moment de vulnérabilité totale, l'accusé a pointé son arme sur des personnes effrayées qui ne se seraient jamais approchées des milices, si elles n’y avaient été contraintes par la faim."
Enfin, Kroker a pris un moment pour rendre hommage à ses deux clients qui ont survécu à l'attaque et qui souffrent encore de ses conséquences physiques et mentales. L'un d'eux était présent, écoutant, l’air triste mais calme. "Les plaignants ont montré que la tentative de l’accusé de nier leur individualité et de les rabaisser n'a pas réussi", a-t-il déclaré. "Ils nous ont montré, ainsi qu'à leur bourreau, que même l'expérience d'une violence extrême et le souvenir douloureux réactivé ici n'ont pu les empêcher de réclamer justice."