En octobre dernier, un Érythréen recherché par les autorités italiennes pour traite d'êtres humains a été arrêté par Interpol à l'aéroport international d'Addis-Abeba alors qu'il tentait d'embarquer sur un vol à destination de l'Australie. L'homme a été extradé vers l'Italie et doit être jugé devant un tribunal de Catane, en Sicile, où avaient été débarquées les premières victimes du réseau organisé auquel il est suspecté d’appartenir.
Cette arrestation n'est pas un cas isolé. Une semaine plus tôt, un autre Érythréen accusé de trafic d’êtres humains aux Pays-Bas entre 2014 et 2020 a été extradé vers les Pays-Bas. Il est désormais jugé à Zwolle, dans un tribunal situé à une heure d'Amsterdam. Il est soupçonné d'avoir joué un rôle de premier plan dans un important réseau criminel international qui faisait entrer clandestinement des Érythréens aux Pays-Bas.
Ces enquêtes ont été réalisées grâce à une équipe conjointe de coopération internationale mise en place en 2018 et impliquant les autorités judiciaires et policières d'Italie et des Pays-Bas, ainsi que le Royaume-Uni, l'Espagne, Europol et, depuis 2022, la Cour pénale internationale (CPI). Avec une priorité : la lutte contre le trafic et les crimes contre les migrants en Libye. L'Italie est la première destination des trafiquants d'êtres humains basés en Libye qui font payer aux candidats à l’immigration des centaines ou des milliers de dollars pour la dangereuse traversée de la Méditerranée.
Selon Médecins sans frontières (MSF), au moins 600 000 migrants ont été bloqués en Libye l'année dernière. Dans son rapport de juin 2022, l'organisation a dénoncé les violations des droits humains entraînant parfois la mort, perpétrées par des trafiquants et des milices en Libye.
Un procès pour trafic d'êtres humains
À la faveur des troubles qui ont suivi le renversement du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, des groupes criminels à l'intérieur et à l'extérieur de la Libye ont fait des affaires et ce trafic est devenu très lucratif. Ce sont ces flux d'argent que les procureurs néerlandais ont tracés pour monter le dossier contre le trafiquant érythréen connu sous le nom d'Amaneul Welid, explique Gerben Wilbrink, porte-parole du bureau du procureur néerlandais chargé de l'affaire. Son gang, qu'il aurait dirigé avec un autre Érythréen, Zekarias Habtemariam Kidane, arrêté au Soudan le 1er janvier, opérait de manière très violente, selon le ministère public.
« Le modèle économique fonctionne de la manière suivante : ils sélectionnent des personnes en Érythrée et leur disent : ‘Nous pouvons vous amener en Europe si vous nous payez beaucoup d'argent’ », explique Wilbrink. Mais ensuite, les gens sont mis dans des camions et amenés sans le savoir en Libye, où ils sont détenus dans des camps jusqu'à ce que leurs familles versent plus d'argent aux trafiquants. S'ils n'en ont pas les moyens, les migrants sont torturés, violés et détenus dans les camps sous la surveillance de gardes armés. Dans un cas, raconte Wilbrink, ils ont "tiré sur des personnes qui tentaient de fuir ces camps". De nombreuses victimes sont signalées dans ces centres de détention, ajoute-t-il. L’enquête Néerlandaise a pu avancer en raison du grand nombre d'Érythréens vivant aux Pays-Bas, qui ont déclaré que le réseau de Welid leur a extorqué de l'argent pour faire passer leurs proches en Europe.
La traque de l'argent était également au centre de l'affaire de l'Érythréen extradé vers l'Italie. Le trafiquant, Ghebremedin Temeschen Ghebru, était un "hawaladar", explique la procureure italienne en charge du dossier, Giorgia Righi. Le hawala est un système traditionnel informel de transfert d'argent par lequel, dans ce cas, les paiements effectués par les proches des personnes enlevées sont envoyés aux trafiquants, puis à leurs différents intermédiaires tout au long du voyage.
Atta, l'informateur érythréen
L'organisation criminelle érythréenne que Ghebru aurait dirigée se livrait au trafic de migrants, principalement de la Corne de l'Afrique vers la Libye, puis vers l'Italie et l'Europe du Nord, explique le procureur italien. Ce réseau a été au centre d'une opération policière plus large baptisée "Glauco 4", coordonnée par le bureau du procureur de Palerme, où travaille Righi. "Ce qui a déclenché cette opération, c'est le naufrage de 2013 où 300 migrants ont perdu la vie au large de Lampedusa, en Sicile", explique-t-elle. "Cet événement a conduit à des enquêtes plus structurées".
Un tournant au début de l'affaire a été l'information fournie par le seul informateur érythréen coopérant jusqu'à présent avec la justice - qui était l'un des chefs du réseau en Libye. Righi le désigne sous le nom de Atta et explique comment il a fourni des détails sur d'autres trafiquants opérant en Érythrée, en Libye et aux Émirats arabes unis. Les témoins de l’intérieur et les informateurs ont historiquement été la clé des procès de la mafia, ce qui fait aussi que l'Italie, et plus particulièrement de Palerme, a l’expérience du traitement des affaires de réseaux criminels organisés.
"A partir de là, nous avons commencé par des écoutes téléphoniques, mais aussi par des perquisitions et des saisies, en Italie parfois", explique la procureure Righi. "Au fil du temps, nous avons réussi à reconstituer le réseau criminel de ces organisations". Jusqu'à présent, cette opération en Italie a permis l'arrestation de 14 trafiquants érythréens. Righi s'attend à ce que le procès de Ghebru dure quelques années, compte tenu de la lenteur du système judiciaire italien. La deuxième audience du procès néerlandais est déjà prévue pour le mois d'avril, et l'affaire pourrait être clôturée d'ici à la fin de 2023 ou 2024, selon Wilbrink.
Une coopération bien structurée
Le tragique naufrage de 2013 a également servi "d'impulsion initiale" à la formation en Europe d'une équipe conjointe sur les crimes contre les migrants en Libye, rappelle Nicole Samson, avocate principale de première instance au bureau du procureur de la CPI. Démarrée de manière informelle en 2015, cette équipe a été formalisée en 2018, s’appuyant sur le cadre juridique de la Convention des Nations unies sur la criminalité transnationale organisée. "Cette coopération est très importante", souligne Righi. Chaque procureur mène sa propre enquête mais, en partageant les informations, ils peuvent "atteindre des objectifs que nous ne pourrions pas atteindre séparément", explique-t-elle.
Premier point d'arrivée des réfugiés qui traversent la Méditerranée en bateau, l'Italie est bien placée pour recueillir des témoignages. Ceux-ci ont, par exemple, aidé les Pays-Bas à monter un dossier contre le passeur érythréen Kidane, explique Righi, car l'Italie a partagé les déclarations de migrants le reconnaissant sur des photos. Après avoir échappé à la justice éthiopienne en 2021, Kidane a finalement été arrêté au Soudan au début de cette année grâce à une coopération policière internationale menée par les Émirats arabes unis avec Interpol. Les Pays-Bas ont demandé son extradition.
Limites nationales dans la poursuite des crimes internationaux
Aussi efficace que puisse être la coopération entre les pays, les poursuites nationales restent limitées dans la poursuite des crimes internationaux. "Nous aurions besoin d'un pied à terre en Libye, ce qui n'est pas le cas pour le moment", déclare Wilbrink lorsqu'on l'interroge sur la décision d'inculper Welid pour appartenance à une organisation criminelle et non pour torture ou abus sexuels. Cette limitation s'applique aussi aux poursuites pour crimes contre l'humanité, où le seuil de la preuve requise est plus élevé, selon Wilbrink. L'Italie, pour sa part, n'a pas intégré les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre dans sa juridiction.
Cependant, de nombreuses ONG affirment que les crimes contre les migrants en Libye s'apparentent à des crimes contre l'humanité. L'emprisonnement, les meurtres, la torture, les violences sexuelles, la persécution, l'esclavage et les crimes de guerre contre les migrants détenus dans les centres de détention libyens ont été signalés par le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR) en 2021 dans une première communication à la CPI. En 2022, une mission d'établissement des faits de l'Onu en Libye a recueilli des éléments de preuve "fournissant des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l'humanité" ont été commis contre des migrants en Libye. Dans une deuxième communication, le ECCHR a souligné que l'interception de migrants en mer et leur placement dans des centres de détention s'apparentent à des crimes contre l'humanité.
Cela fait écho à la situation dénoncée en 2018 par la directrice de l'ONG We Are Not Weapons of War, Céline Bardet, de migrants subissant des tortures systématiques et l'esclavage étant utilisés à la fois comme arme et victime de crimes sexuels, ce qui, selon elle, devrait conduire à l'ouverture tant attendue d'une véritable enquête à la CPI. Depuis 2011, date à laquelle l'ONU a saisi pour la première fois la CPI de la situation en Libye, les espoirs des victimes sont restés sans réponse, car aucun résultat concret n'a pu être constaté à la CPI, a déclaré Céline Bardet interrogée l'année dernière. Et ce, alors que l'ancienne procureure Fatou Bensouda parlait déjà en 2016 de se concentrer sur la traite des êtres humains, une position confirmée par l'actuel procureur Karim Khan en 2022.
Le procureur de la CPI renouvelle ses promesses
En novembre, Khan a visité des charniers à Tarhuna et a exprimé aux Nations unies ses intentions de renouveler les projets de son prédécesseur d'ouvrir des enquêtes sérieuses en Libye. La CPI a finalement rejoint l'équipe commune d'enquête européenne en septembre dernier, dans le but d'accroître la complémentarité et le soutien aux poursuites nationales, car la CPI dispose de ressources limitées pour intervenir dans toutes les situations, explique la procureure de la CPI Samson.
En ce qui concerne l'avenir, Righi déclare que l'un des principaux objectifs de l'équipe conjointe sera désormais "de parvenir à une large coopération avec les pays touchés - en premier lieu par le trafic, et donc avec la Libye en premier lieu". Dans l'intervalle, le controversé protocole d'accord sur les migrations signé par Rome et Tripoli en 2017 et qui fournit depuis lors à cette dernière un soutien financier et technique pour "combattre l'immigration illégale" a été automatiquement renouvelé le 2 février, accordant à la Libye davantage de ressources pour intercepter les migrants en mer - et les remettre potentiellement entre les mains des réseaux de trafiquants.