Avant que son procès ne débute, ce 21 février à La Haye, l'ancien commandant de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) a été soupçonné de crimes de guerre par deux autres instances juridiques internationales, qui ne l’avaient pas inculpé. Aujourd’hui, Pjetër Shala est accusé devant le tribunal spécial pour le Kosovo, soutenu par l'Union européenne, pour des meurtres, des faits de torture et de détention arbitraire présumés commis en 1999, alors qu'il dirigeait un lieu de détention situé dans l'usine métallurgique de Kukёs, au nord de l'Albanie.
Shala, âgé de 59 ans, a été maintenu en détention provisoire par les Chambres spécialisées du Kosovo (CSK) pendant près de deux ans, depuis son arrestation en Belgique en 2021. Il a plaidé non coupable des quatre chefs d'accusation de crimes de guerre portés contre lui, lors de sa première comparution devant le tribunal. Il avait rejoint l'UCK en 1998, alors dirigée par Ramush Haradinaj, devenu par la suite premier ministre du Kosovo de 2004 à 2005. Haradinaj a été acquitté des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité portées contre lui par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY).
Témoin au procès d'Haradinaj
Le nom de Shala apparaît dans l'acte d'accusation émis contre Haradinaj. Le bureau du procureur précise qu’il le soupçonne d'avoir participé au meurtre, à la détention et à la torture de civils en Albanie. Il est interrogé à deux reprises par le TPIY en tant que suspect, en 2005 et à nouveau en 2007. Plus tard la même année, Shala est cité par l'accusation au procès d'Haradinaj. Avant son témoignage, le président du tribunal demande au procureur s'il y avait une chance qu'un acte d’accusation puisse être émis contre Shala. Le procureur répond de manière ambiguë que ce serait "totalement impossible dans l'état actuel des choses", mais que si "il devait être interrogé à nouveau, il le serait en tant que suspect", selon le transcript du témoignage de Shala, entendu par le TPIY le 30 octobre 2007.
"Le TPIY s'est concentré sur les plus hauts responsables", explique Aidan Hehir, spécialiste des relations internationales à l'université de Westminster et de la justice dans les Balkans. Selon lui, Shala n'a pas été poursuivi parce qu'il était un commandant de relativement bas niveau et que le TPIY n'avait pas les ressources suffisantes pour poursuivre tous les accusés.
En 2010, son nom a refait surface - sans être non plus visé - dans un acte d'accusation de cinq combattants de l'UCK pour crimes de guerre, établi par un procureur de la mission « État de droit » de l'Union européenne au Kosovo, ou EULEX. Le groupe a été reconnu coupable de crimes de guerre en 2013 par un tribunal national du Kosovo, pour des faits survenus dans le même centre de détention situé à Kukёs.
La raison pour laquelle Shala n'a pas été inculpé n'est pas claire. Un rapport d'audit de 2012 avait qualifié EULEX de "pas suffisamment efficace". Malgré quelque 3,6 milliards d'euros de financement, la mission soutenue par Bruxelles n'avait pas été en mesure de lutter contre la corruption endémique et le manque de transparence du système judiciaire. Suite à cette mission, "il n'y a eu pratiquement aucun progrès dans l'établissement de l'État de droit dans le nord du Kosovo", notait le rapport. La mission est décrite comme étant paralysée par un personnel non qualifié, des lourdeurs bureaucratiques et l'impossibilité de coordonner ses actions avec d'autres, notamment avec les États-Unis.
La peur de parler de l'UCK
L’histoire de cet État partiellement reconnu explique en partie certaines difficultés à porter des accusations contre les anciens membres de l'UCK. L'UCK a été fondée dans les années 1990 en réaction aux violences infligées par les Serbes. Pour beaucoup au Kosovo, elle est considérée comme une force libératrice dont les héros doivent être célébrés. De nombreux membres du gouvernement de la capitale Pristina ont fait leurs premières armes dans l'UCK.
La protection des témoins qui voudraient témoigner contre les ex-membres de l'UCK a toujours été un défi. Carla Del Ponte, l'ancienne procureure en chef du TPIY, a décrit les enquêtes sur l'UCK comme les "plus frustrantes" de toutes les entreprises du tribunal. "Les témoins étaient tellement effrayés et intimidés qu'ils craignaient même de parler de la présence de l'UCK dans certaines régions, sans parler des crimes eux-mêmes", a-t-elle écrit dans ses mémoires, « Madame Prosecutor », publiées en 2009.
Il semblait peu probable que les poursuites à l'encontre d'anciens combattants de l'UCK se généralisent, jusqu'à ce que le contexte politique évolue et que soit publié le rapport désormais célèbre du diplomate suisse Dick Marty accusant, entre autres crimes, le groupe armé de trafic d’organe. Le rapport de Marty, préparé pour le Conseil de l'Europe, a été publié en 2010 et pointait la responsabilité du sommet de la hiérarchie, nommant Hashim Thaçi, l'ancien directeur politique de l'UCK. Le nom de Shala n'apparaît pas dans ce rapport, bien qu’il fasse référence à la responsabilité de "commandants de l'UÇK" sur le site de Kukёs.
Pour limiter les effets de la corruption et de la protection informelle accordée aux anciens membres de l'UCK, les Chambres spécialisées et le Bureau du procureur spécialisé du Kosovo, soutenus par la communauté internationale, ont été mis en place, en 2017, à La Haye, et dotés d'avocats et de juges internationaux, dont beaucoup venaient de EULEX.
Malgré ces précautions, les premières condamnations du tribunal concernaient une affaire d’intimidation de témoins concernant deux dirigeants de l’association des anciens combattants de l'UCK, en 2022. L'ex-président et le vice-président de l’association, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, ont chacun été condamnés à quatre ans et demi de prison pour entrave à la justice, pour avoir divulgué des documents classifiés du tribunal en 2020.
Ce n’est qu’à la toute fin de l'année dernière, que le tribunal a prononcé sa première condamnation pour crimes de guerre, déclarant un commandant de l'UCK, Salih Mustafa, coupable de meurtre, de torture et de détention arbitraire pour avoir dirigé un camp de prisonniers durant le conflit. La date de démarrage du procès de Thaçi – déjà reportée à deux reprises - est maintenant annoncée pour le mois d’avril.
Huit victimes sont parties à l'affaire Shala. Selon l'acte d'accusation, les victimes étaient des civils, soit des Serbes qui ne participaient pas aux combats, soit des Albanais du Kosovo suspectés de trahison par l’UCK. Shala a toujours nié toutes les allégations portées contre lui, du TPIY à EULEX en passant par le tribunal du Kosovo. "Je n'ai pas le sentiment d'avoir commis un quelconque crime, si ce n'est que j'ai défendu mon pays ; je suis totalement innocent", a-t-il déclaré lors de sa première comparution devant le tribunal en 2021.
Pendant deux jours, l'accusation et la défense vont présenter leurs déclarations d'ouverture. Le procès devrait durer au moins jusqu'à l'automne.