Pendant la première phase du procès, qui a duré près de cinq mois, les onze prévenus ont comparu l’un après l’autre, au fil d’audiences animées mais à l’organisation quasi-irréprochable.
Jusqu’à ce que, le 15 février, le président du tribunal appelle à la barre une victime. Mme C. est une mère de famille qui affirme avoir subi un viol collectif au grand stade de Conakry, le 28 septembre 2009. Alors que ses avocats réclament le huis-clos, comme le permet le code de procédure pénale guinéen, le président de la Cour, Ibrahima Sory 2 Tounkara, exige une première comparution expresse. « Avant que la décision [de l’entendre ou non à huis-clos] ne soit rendue, il faudrait au moins que la partie civile puisse comparaître, même si on ne débat pas du fond », déclare-t-il. « C’est pourquoi on va demander à Mme C. de se présenter à la barre. »
Filmée par toutes les caméras du pays, elle s’avance dans un pagne à carreaux bleus. Un flottement parcourt l’auditoire. Le procureur sollicite la parole : « Je vous prie de bien vouloir demander à la presse de ne pas braquer ses caméras sur la personne qui comparaît. » Le président semble alors réaliser ce qu’il vient de faire et s’exclame : « Que la presse détourne les caméras jusqu’à la décision du tribunal ! Si on ne peut pas les détourner, qu’on les coupe alors ! »
Certaines chaînes cessent leur diffusion, d’autres se contentent du son et d’une image fixe d’illustration. « C’est moi qui ai souhaité le huis-clos », confirme Mme C. à Tounkara qui ordonne que la mesure soit mise en place. Public et journalistes sont invités à quitter la salle. Mais il est trop tard : Mme C. a été vue en direct à la télévision et sur Internet. Le tribunal fait l’objet de critiques. Un site d’informations guinéen titre : « L’erreur irréparable du tribunal », « en dépit de son souhait de témoigner à huis-clos, une des victimes de viol (…) a comparu publiquement ».
« C’est regrettable ce qui s’est passé »
La Cour semble ne pas avoir anticipé cette étape cruciale. C’est d’autant plus difficile à comprendre que l’extrême sensibilité de l’affaire est connue : plus d’une centaine de femmes, au moins, ont été violées par les forces de défense guinéennes au stade, selon le rapport final d’une Commission d’enquête internationale. Et que les autorités avaient accéléré, quelques jours avant l’ouverture du procès, l’adoption d’une loi qui fixait les règles de protection des victimes et des témoins.
« C’est regrettable ce qui s’est passé », déplore Asmaou Diallo, la présidente de l’Association des victimes, parents et amis du 28 Septembre (Avipa), qui accompagne depuis treize ans les femmes violées en 2009 au stade. « On a toujours cherché à les protéger, donc il ne faudrait pas qu’au moment du procès on montre leur visage contre leur gré. »
Prendre la parole en public pour une victime de violences sexuelles, c’est briser un immense tabou en Guinée. « Le tribunal, le ministère public et nos confrères de la défense n’ont pas perçu la gravité de la situation où l’on expose une victime qui n’a pas envie de parler des violences sexuelles qu’elle a subies », explique Halimatou Camara, avocate des parties civiles. « On est dans une dynamique de protection des droits des accusés, mais on doit aussi protéger ceux des parties civiles. Cela implique de tenir compte du traumatisme que ces personnes ont subi. »
L’avocate précise que la comparution de Mme C. s’est ensuite déroulée normalement. « La victime a eu le droit de parler, d’expliquer ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vu, comment elle a été violée, torturée par les bérets rouges. Elle ne pouvait pas donner tous ces détails [publiquement] pour des raisons de pudeur, dans une société qui est profondément patriarcale. »
Ce tout premier huis-clos a eu un effet immédiat sur ce procès hyper-médiatisé : très peu d’articles ont été publiés sur l’audience. Les déclarations des avocats, à la sortie du tribunal, ont été reprises sous la forme de courts verbatim, sans mise en perspective, bien qu’il s’agisse de la première prise de parole d’une femme victime de viol au procès du massacre du stade de Conakry. « Toutes les parties civiles ne demanderont pas le huis-clos, il va falloir trouver un point d’équilibre entre la médiatisation et la protection des victimes », évalue Camara.
D’autres s’inquiètent que le huis-clos devienne la règle dans ce procès pour l’histoire. « Tout le peuple de Guinée et le monde entier doivent vivre en direct ce procès afin que chacun puisse savoir ce qui s’est passé dans cette affaire. Décider comme ça, à mi-parcours, qu’une partie de l’audience se tienne à huis-clos, je pense que ça peut priver le public de beaucoup de vérités », estime de son côté Pépé Antoine Lamah, avocat de Moussa Dadis Camara, chef de l’État à l’époque des faits et principal accusé. Il reconnaît que « la raison avancée par le tribunal est fondée », mais aurait souhaité, dit-il, avec les autres conseils de la défense, qu’un « compte rendu soit fidèlement rapporté par le tribunal » à destination du grand public.
Après Mme C., trois autres victimes de violences sexuelles ont été entendues sans public ni caméra. Il n’y a pas eu de couac.
« Du sang sur les marches de l’hôpital »
Le mardi 14 février, la première partie civile avait, elle, pris la parole publiquement. « Cela a permis de replonger tout le monde dans la gravité des faits, alors que le procès commençait à être atteint d’une forme de théâtralisation », se réjouit Me Camara. Le public s’était en effet habitué aux dénégations des accusés, aux versions lacunaires où il n’était pas question de morts, de blessés, encore moins de femmes violées.
Oury Baïlo Bah n’était pas au stade, mais il a tout entendu. L’oreille plaquée contre son téléphone, durant la matinée du 28 septembre 2009, il est resté en contact au début de l’attaque avec son frère, El Hadj Hassane Bah, 36 ans, qui assistait au meeting de l’opposition. Depuis, El Hadj Hassane a disparu.
Une paire de lunettes de soleil noires sur le nez, Oury Baïlo obtient de pouvoir les garder. C’est pour, dit-il au président, protéger ses yeux de la lumière intense qui éclaire la salle d’audience. Mais ne serait-ce pas plutôt pour tenter de dissimuler son émotion, par pudeur ? Pendant plusieurs heures, son frère El Hadj Hassane lui décrivait ce qu’il voyait : l’esplanade devant le stade, la « foule énorme », « les gendarmes », les tirs de « gaz » lacrymogène et « les deux premiers morts » par balle, selon Oury Baïlo, en présence du colonel Moussa « Tiegboro » Camara, accusé dans le procès.
Oury Baïlo poursuit son récit. Les manifestants parviennent à pénétrer dans le stade. A travers le combiné, il entend d’abord l’écho de discours politiques et soudain, lorsque les bérets rouges font leur entrée, « le crépitement des balles », « les cris des gens ». Son frère court, sa respiration s’accélère, le téléphone tombe. El Hadj Hassane ne répond plus. Oury Baïlo part à sa recherche. A l’hôpital Donka, il trouve les urgences submergées de blessés. « Il y avait une telle cacophonie », se remémore-t-il. « J’ai vu du sang couler sur les marches de l’hôpital comme si on était dans une boucherie. »
Aux alentours de 18h, « la nouvelle fatidique » tombe. Un homme l’appelle. Il dit avoir aperçu le cadavre de son frère sur l’esplanade du stade. Il a récupéré sur lui une clé. « J’ai pris ça en guise de preuve », précise cet interlocuteur dont Oury Baïlo préfère préserver l’anonymat. La première partie civile appelée à la barre sort un mouchoir de sa poche et s’essuie les yeux. « C’était bien la clé de chez lui. » Le corps n’a jamais été restitué à la famille. « Nous n’avons même pas une tombe où nous recueillir, Monsieur le Président. Nous n’avons pas encore fini notre deuil. »
El Hadj Hassane fait partie des dizaines de disparus du massacre du stade de Conakry au cours duquel plus de 150 personnes ont péri. 46 noms de victimes ont été transmis au tribunal par les avocats des parties civiles qui, potentiellement, pourraient être appelées à témoigner ces prochains mois.