N’était le drapeau des Nations unies, rien ne distingue la maison n⁰ 6 de la rue 617 des autres habitations du quartier Rugando, du secteur Kimihurura de la ville de Kigali. La capitale du Rwanda. En cette matinée de reprise du procès de Félicien Kabuga, le 14 février 2023, la sentinelle aux couleurs noir, vert et rouge d’une compagnie locale de gardiennage, en refuse l’accès à plus d’une vingtaine de personnes, hommes et femmes, dont certains semblent mal-en-point. Le ton monte ! On ne se comprend pas. « Qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ? Pourquoi tu ne veux pas que l’on entre ? » Ce sont des habitués de la maison. Pourtant, le courant ne passe pas : « Revenez à 14 h », préfère-t-on leur dire pour toute réponse.
C’est ici que, depuis le 1er juillet 2012, l’antenne du Mécanisme pour les tribunaux pénaux (MTPI) a élu domicile à Kigali. Une sorte de station-relai établie au Rwanda pour y gérer notamment tous les services d’assistance aux témoins de ce tribunal, allant de leur identification à leur voyage, en passant par leur sécurité « avant, pendant et après les procès », lit-on dans son Règlement de procédure et de preuve. C’est ici aussi qu’une clinique médicale soigne et assiste certains témoins sollicités par le Mécanisme et par l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui siégeait à Arusha, en Tanzanie. Les protestataires de ce matin sont des patients de cette clinique. Certains couchés sur le bord de la route, ils patientent ce jour-là pendant quatre heures, jusqu’à l’ouverture de la porte à l’heure dite.
Ce petit incident devant le portail de la maison n° 6, signale l’audition in petto et par vidéoconférence, à partir de ce lieu, de témoins dans le procès Kabuga. Qui se tient à 6.500 kilomètre à vol d’oiseau de là, à La Haye, la capitale des Pays-Bas. Un fonctionnaire du MTPI à l’antenne de Kigali confiait une semaine plus tôt à Justice Info, évoquant à mots couverts la santé vacillante de l’accusé : « Nous attendons pour voir s’il sera rétabli et ainsi avoir confirmation que le procès reprend au 14 février, avec des témoins de Kigali qui devraient faire leurs dépositions par vidéoconférence, à huis clos. Seuls les témoins seront dans la salle, avec des techniciens. Même nous, le personnel du Mécanisme, n’y aurons pas accès. »
« Nous n’avons pas prévu de salle »
Mais comment peut-on alors suivre le procès ? « Nous n’avons pas prévu de salle où les gens peuvent suivre les audiences. Ici on est fermé, on ne donne pas libre accès au public », explique le fonctionnaire, qui a requis l’anonymat par peur de représailles de la bureaucratie onusienne. Pour pallier à cette restriction, ajoute-t-il, un lien a été créé sur le site du Mécanisme pour permettre aux gens, où qu’ils soient et sur leurs portables, laptops ou desktops, de suivre le procès en temps réel. Pour ce qui est des dépositions des témoins, les premiers l’ont fait à La Haye, les suivants à Arusha et, cette fois, « ce sera ici (Kigali) mais dans les conditions que j’ai dites », explique l’agent du MTPI.
Pour ce qui est du trafic de fréquentation du site Internet du MTPI, pour le procès Kabuga, le bureau des relations extérieures du MTPI à Arusha estime, « approximativement », « qu'il y avait plus de 5 000 flux distincts pour les déclarations d'ouverture des 29 et 30 septembre ». Selon la même source, pour les séances régulières, en moyenne, il y aurait entre 1 000 et 1 200 flux uniques par semaine. Cela ne tient pas compte, ajoute-t-on au MTPI, des personnes qui regarderaient en groupe dans, par exemple, des salles de classe, d’autres juridictions ou institutions.
« C’est reporté à la Saint-Valentin »
Sur une plateforme de journalistes de différents médias rwandais, des « reporters judiciaires » qui couvrent les procès internationaux, une question revient comme une ritournelle : « Le procès Kabuga va-t-il enfin reprendre ? ». Toujours jovial et blagueur, le journaliste-animateur de ce forum, Gérard Manzi, est l’homme de la situation pour adoucir ce ras-le-bol. « Le vieux se cache toujours, même aujourd’hui. C’est reporté à la Saint-Valentin », ironise-t-il. Les reports se sont en effet enchaînés début 2023. L’audience de reprise, initialement prévue le 31 janvier, avait été reportée au 7, puis au 14 février, jour de la fête des amoureux.
Dans ce forum, certains ne cachent pas leur désillusion, leurs suspicions, voire ce qu’ils pensent être l’issue ultime de ce procès. « Et s’il allait mettre lui-même fin à son procès ? » Untel fait ainsi allusion à l’état de santé détérioré de l’accusé, pouvant conduire à son décès. Un autre d’évoquer, pour mémoire, l’affaire Joseph Nzirorera mort durant son procès au TPIR. Ils râlent contre le manque d’information sur le procès.
« Oui, mais puisqu’il n’a plus les moyens de se cacher lui-même, qui le cache alors ? », demande un autre. Pour eux, se cacher signifie retarder la justice, ou s’y dérober avec « des manœuvres dilatoires ». Les coups de marteau du jeune Sam Kwizera et de son aîné Jean-Baptiste Karegeya, sont sans équivoque : « La façon dont il a réussi sa cavale, le branlebas médiatique à son arrestation contrastent avec le silence autour de son procès », dit le premier. « Pour moi, assène Karegeya, tout est lié : sa cavale réussie pendant plus de vingt-trois ans, le silence et les manœuvres dilatoires dans son procès. Même au cours de son procès, il parvient à se cacher, peut-on dire, des médias, des populations et des victimes, en particulier ! »
« Son procès était le plus attendu »
Jean-Damascène Manishimwe, journaliste à la Rwanda Broadcasting Agency (RBA), un media d’État, confirme : « Il est très difficile de suivre les audiences dans l'affaire Kabuga, d'une part parce que en suivant en ligne nous obtenons des informations morcelées tant la connexion s'arrête à tout moment. Les informations qui nous parviennent sont trop limitées et, à notre tour, nous n’informons notre public que trop partiellement. » Faute d'envoyé spécial à La Haye, le procès Kabuga est ainsi presque absent des éditions de RBA, qui a pourtant enchaîné lors de son arrestation les éditions spéciales, utilisant des images d’archives de la télévision nationale. « Bref la déception est totale, alors que de tous les suspects de génocide, Kabuga était la personnalité la plus recherchée par le TPIR et son procès le plus attendu ! »
« Je dois avouer que la couverture du procès Kabuga par les journalistes rwandais n’est pas faite à un niveau satisfaisant », observe Juvens Ntampuhwe, coordinateur du projet Justice et Mémoire de l’ONG RCN Justice & Démocratie. Celle-ci, pour les procès de Rwandais jugés en France et en Belgique au titre de la compétence universelle, a financé le séjour de journalistes qui se sont rendus à Paris ou à Bruxelles pour toute la durée de ces procès. Mais, dans le cas Kabuga, explique Ntampuhwe, « compte tenu de la situation de l’accusé, de son âge avancé, de son état de santé, le calendrier des audiences a été aménagé de façon à favoriser sa participation [soit deux jours par semaine à raison de deux heures par jour, NDLR]. Vous comprenez qu’il n’y a aucune base pouvant permettre de déterminer objectivement, même de manière estimative, la durée totale du procès ». Dans un tel procès, RCN ne peut envisager d’envoyer des journalistes à La Haye.
« Nous n’en savons rien, nous ne voyons rien »
Janvier Bayingana, commissaire aux affaires juridiques de l’association Ibuka, qui représente au Rwanda les victimes du génocide de 1994, ne mâche pas ses mots contre le Mécanisme onusien. Leur bureau de liaison à Kigali ? « Il devrait informer, c’est ce qu’il devrait faire. Au lieu de cela, ils sont dans leur routine de bureaucratie, c’est comme leur propriété privée, c’est comme s’ils n’avaient pas de bénéficiaires. Pour eux, l’office de liaison, c’est pour la distribution de documents, demander des documents aux témoins, les demandes de visa et leur prise en charge. Ils sont là pour la documentation, l’immigration et les voyages, c’est tout ! »
Les Rwandais ne sont pas informés, martèle-t-il, à plusieurs reprises. Pour lui, « une justice administrée dans le silence total de leurs bureaux, étant eux-mêmes les seuls témoins de ce qu’ils font, ce n’est pas la justice ! La justice, on ne la donne pas seulement, on a surtout besoin de voir comment elle est donnée. Aujourd’hui, nous n’en savons rien, nous ne voyons rien ! » Pour les victimes, estime Bayingana, « il ne suffit pas de savoir qu’un tribunal a été mis en place pour juger les suspects de crime de génocide, elles ont besoin de voir et de savoir davantage comment ce tribunal donne la justice au nom des victimes et de la communauté internationale. Ce tribunal devrait changer bien des choses dans sa façon d’administrer la justice ! »
Cela est repris en écho par un rescapé du génocide à Rubavu, dans l’ancienne préfecture de Gisenyi, où Kabuga aurait commis certains des crimes allégués contre lui. Selon l’acte d’accusation modifié et daté du 01 mars 2021, il est accusé d’avoir, « entre avril et juillet 1994 (…) collecté des fonds pour l'achat d'armes et de munitions, importé des armes et des munitions qui ont été distribuées aux [milices] interahamwe à Gisenyi ». Selon le même acte, ces faits auraient été commis dans plusieurs endroits de la préfecture dont l’hôtel Méridien Izuba, le stade Umuganda et le camp militaire de Gisenyi, entre autres. « Nous aurions voulu voir Kabuga ici, comme il y était en 1994, pour que nous disions tout de lui », déplore Innocent Kabanda. « Mais puisque cela n’est pas, dit-il, nous aimerions quand même que son procès s’accélère, pour que la mort ne le prenne avant d’être jugé et ne prive ainsi de justice les victimes de ses crimes. »