L'initiative gouvernementale de janvier sur la justice transitionnelle est un bon premier pas, car l'Éthiopie a un besoin urgent de justice et de réconciliation, estime Tadesse Simie Metekia, expert éthiopien des crimes internationaux et de la justice transitionnelle. Mais "je ne suis pas sûr que le pays soit prêt à mettre en œuvre une quelconque forme de justice transitionnelle d'une manière qui soit acceptable pour la majorité des Éthiopiens ou qui soit conforme aux standards internationaux", ajoute-t-il.
L'Éthiopie sort d'une guerre brutale de deux ans entre le gouvernement fédéral et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), une région située dans le nord du pays. Des forces érythréennes étaient également impliquées au côté du gouvernement, ainsi que des milices, notamment dans la région d'Amhara. On estime que jusqu'à 600 000 personnes ont été tuées en deux ans, et que des milliers d'autres ont été déplacées ou poussées à l'exil. Un blocus gouvernemental sur le Tigré a privé ses habitants de nourriture et de services essentiels, laissant la survie d’une grande partie de la population aux seules mains de l’aide humanitaire. Chacune des parties au conflit a dénoncé des viols, des tortures et d'autres atrocités. Selon la commission d'experts des Nations unies sur l'Éthiopie, ces actes pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.
Paix ET justice ?
L'accord de paix du 2 novembre 2022 entre le gouvernement et le FLPT, signé à Pretoria sous les auspices de l'Union africaine, semble tenir pour l'instant, selon William Davison, analyste principal pour l'Éthiopie à l'International Crisis Group (ICG). Les troupes érythréennes se sont retirées de la plupart des régions du Tigré, précise-t-il à Justice Info, mais "pas entièrement".
L'accord stipule que "le gouvernement éthiopien mettra en œuvre une politique nationale globale de justice transitionnelle visant à la responsabilisation, à l'établissement de la vérité, à la réparation des victimes, à la réconciliation et à l'apaisement, conformément à la Constitution de la FDRE [République démocratique fédérale d'Éthiopie] et au cadre stratégique de l'Union africaine en matière de justice transitionnelle". Il précise qu'il "sera élaboré avec la contribution de toutes les parties prenantes et des groupes de la société civile, par le biais de consultations publiques et de processus officiels d'élaboration de politiques nationales".
Une autre commission vérité ?
Selon Metekia, le gouvernement a annoncé à la suite de la publication en janvier de ses "options politiques pour la justice transitionnelle", son intention de mener une campagne de sensibilisation et de consultation de la population à travers le pays, entre la mi-mars et le début du mois de juin. Un délai peu réaliste, selon lui, compte tenu de l'ampleur de la tâche.
Ce document, élaboré par un groupe d'experts mandatés par le ministère éthiopien de la Justice, examine différentes options. En ce qui concerne les responsables, il suggère soit les institutions existantes (mais elles auraient besoin d'être réformées, selon le document), soit une nouvelle institution telle qu'une commission vérité (mais une précédente commission mise en place par le gouvernement actuel en 2018 avait pris fin sans résultats significatifs). Ce même document admet que les précédents efforts de justice transitionnelle en Éthiopie ont échoué [voir encadré], et qu'il convient d'en tirer des leçons.
"Plus que des paroles en l'air"
"L'ingrédient clé ici, comme souvent, est la volonté politique", déclare Davison à Justice Info. "Il semble que la Commission de réconciliation créée il y a quelques années n'ait pas vraiment reçu de soutien politique ni de financement adéquat, ce qui a contribué à ce qu'elle ait un impact très minime. De nouveaux processus auraient besoin d'un soutien politique beaucoup plus important. Et pour l'instant, je pense qu'il y a un point d'interrogation quant à la possibilité d'obtenir ce soutien."
Davison pense que l'indépendance du système judiciaire éthiopien est également un problème, notamment lorsqu'il s'agit de juger des hauts responsables politiques et militaires. Les signataires de l'accord de paix pourraient probablement être accusés de crimes, et donc se méfier d'une justice indépendante, prévient-il.
Metekia aimerait donner au gouvernement le bénéfice du doute. "Je dirais que c'est quelque chose de plus que des paroles en l'air", dit-il à Justice Info. "Le gouvernement éthiopien a fait un pas important en rédigeant ce document, et en préparant des consultations. J'ai des réserves, mais pour moi, c'est quelque chose que tout le monde devrait encourager et soutenir."
L'insécurité dans de nombreuses parties du pays, et les conflits dans d'autres régions ainsi que dans le Tigré, seront également un défi. "Il y a d'autres conflits en Éthiopie, en particulier dans la région d'Oromia, et il y a un ensemble de griefs historiques concernant les injustices du passé dans tout le pays, de la part de différentes communautés et entités politiques, qui n'ont pas été traités", dit Davison. Metekia affirme que les femmes et les filles devraient être impliquées dans le processus de justice transitionnelle, un aspect également souligné par les experts de l'Onu sur l'Éthiopie.
La commission de l'Onu tenue à l'écart
L'Éthiopie aurait besoin d'un soutien international sous forme de financement et d'expertise. Mais c’est une question sensible. "Il est important que le processus soit pris en charge par le pays et que les acteurs internationaux, les donateurs et les experts soient en mesure de respecter cela, afin que le gouvernement puisse le faire avancer et que les Éthiopiens considèrent qu’il s’agit bien d’une solution nationale", explique Metekia.
Entre-temps, le gouvernement a refusé l'accès aux zones situées en dehors de la capitale à la Commission d'experts des Nations unies sur l'Éthiopie, l'accusant de "rhétorique incendiaire". Cette question sera probablement soulevée lors de la session actuelle du Conseil des droits de l'homme des Nations unies à Genève, devant laquelle elle doit présenter un rapport. Le gouvernement éthiopien a déjà rejeté le rapport préliminaire que la commission a présenté au Conseil des droits de l'homme en septembre dernier et qui fait état de possibles crimes de guerre et crimes contre l'humanité dans la guerre du Tigré, y compris de la part du gouvernement fédéral.
Le facteur érythréen
Et puis, il y a un autre éléphant dans la pièce : l'Érythrée. Le voisin septentrional de l'Éthiopie est accusé de certaines des pires atrocités commises au Tigré. L'Érythrée n'est pas signataire de l'accord de paix et son propre bilan en matière de justice et de droits humains est l'un des pires au monde. Son président de longue date, Isaias Afwerki, nie les allégations de crimes graves commis par ses troupes en Éthiopie, les qualifiant de "fantaisistes".
"Il n'y a aucune perspective réelle de processus nationaux érythréens permettant de demander des comptes à quiconque pour ces types de crimes", nous dit Davison, "et il y a peu de chances qu'un mécanisme judiciaire international soit applicable à l'Érythrée."
LE PASSIF DE L'ÉTHIOPIE EN MATIÈRE DE JUSTICE TRANSITIONNELLE
La junte militaire du Derg (1974-1991) qui a renversé le régime impérial a détenu des ministres, des fonctionnaires et d'autres personnes accusées d'avoir commis des injustices et des actes de corruption, accusés notamment d’avoir causé la famine de la province du Wollo. La junte crée une commission d'enquête, mais exécute sommairement 60 fonctionnaires avant que la commission ne puisse achever son travail.
Le régime du Derg a été lui-même accusé d’être responsable d'atrocités de masse, connues sous le nom de "Terreur rouge". Le gouvernement du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (1991-2018), qui a pris le pouvoir après sa chute, a nommé un procureur spécial, qui a poursuivi les anciens responsables civils et militaires du Derg - y compris l'ancien président du pays, Mengistu Hailemariam (toujours en exil au Zimbabwe). Ils ont été reconnus coupables et condamnés pour des crimes graves, dont le génocide. Toutefois, ce processus a été largement considéré comme une "justice des vainqueurs".
Lorsque l'actuel Premier ministre Abiy Ahmed a pris ses fonctions en 2018, son gouvernement a pris un certain nombre de mesures pour traiter des graves violations des droits humains du passé, notamment en créant une commission de réconciliation. Cette commission a reçu pour mandat d'identifier et de reconnaître les violations graves des droits humains, les injustices, les griefs et les échecs, et de construire une paix et une démocratie durables fondées sur la réconciliation. Cependant, le mandat opérationnel de trois ans de la Commission a expiré en février 2022, sans résultat notables.
Source : "Options politiques pour la justice transitionnelle", groupe de travail commandé par le gouvernement, janvier 2023.