JUSTICE INFO : Près de quatre ans après la fin des travaux de l’Instance vérité et dignité (IVD), pouvez-vous nous rappeler quelles étaient les recommandations du volet « Mémoire » du rapport final les plus importantes selon vous ?
ADEL MAIZI : L’Instance a identifié cinq grands volets en rapport avec la préservation de la mémoire, puisés dans trois sources : les demandes des victimes lors des auditions publiques et privées ; la consultation nationale sur le programme global des réparations, lancée en 2017 par l’IVD ; et les propositions des députés au moment de l’adoption du budget annuel de l’Instance.
Primo, nous avons recommandé dans notre rapport final de transformer les sites des violations graves des droits humains, tels des prisons et des centres de torture, en « sites authentiques », en les réaffectant à la culture et à la commémoration de la mémoire. Nous pouvons citer ici comme exemples « Sabbat Edhlam » (La porte de l’obscurité), une demeure située dans la médina de Tunis, dédiée à la torture et à l’exécution des opposants à Bourguiba [président de la Tunisie de 1957 à 1987] engagés entre 1955 et 1956 dans le mouvement youssefiste [partisans de Salah Ben Youssef, militant nationaliste opposé à Bourguiba lors de l’accession du pays à l’autonomie interne]. Ou encore la « Prison du 9 Avril », démolie par l’ex-président Ben Ali [président de la Tunisie de 1987 à 2011] en 2009, six années après le centenaire de ce lieu qui a vu défiler tous les opposants qu’a connu le pays depuis le temps de la colonisation jusqu’au moment de sa disparition. Nous proposons d’y ériger un mémorial au-dessus duquel on inscrirait l’historique de la prison et les noms de ses victimes. Ce terrain vague, tel qu’il se présente aujourd’hui, pourrait également abriter une institution chargée de la gestion de la mémoire. Nous avons pensé également à un monument commémoratif des disparus de Djebel Agri (Montagne Agri), dans le sud-est du pays. Il s’agit d’honorer la mémoire de tous les fallagua [militants pour l’Indépendance] et résistants, tombés sous les balles de l’armée française entre 1955 et 1956 dans cette chaîne montagneuse de la région de Tataouine, car ils refusaient de déposer les armes suite aux accords sur l’autonomie interne. Des fosses communes à ciel ouvert y ont été retrouvées par les membres de notre Instance lors d’une visite au Djebel Agri.
Secundo, renommer les rues, avenues, places, écoles et autres établissements publics en référence à des événements ou des figures de l’opposition et de la dissidence aux régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali ou encore des martyrs de la révolution [de 2011]. Beaucoup de victimes qui se sont exprimées lors de la consultation de l’IVD en 2017 ont manifesté leur contestation à ce qu’une rue importante au cœur de la ville de Tunis rende hommage à Charles de Gaulle, alors que ce président était à la tête de la France lors de la Guerre de Bizerte en 1962, où des centaines de Tunisiens ont perdu la vie.
Tertio, réécrire l’histoire des violations et la transmettre à travers l’enseignement, en remplaçant une vision unilatérale utilisée jusqu’ici par une démarche garantissant la multiplicité des points de vue. Les archives de l’IVD, sous toutes leurs formes, renferment un gisement de premier plan pouvant contribuer à la réalisation de cet objectif. Parmi les bonnes pratiques ici, j’ai relevé une expérience citée par le Rapporteur spécial [de l’Onu] sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition dans un rapport publié en 2020. Il s’agit d’un manuel intitulé « Histoire de l’autre », publié par le Peace Research Institute for the Middle East, qui aborde d’une manière intelligente un de ces conflits qui s’éternisent au Moyen Orient. Dans ses différents chapitres, une première colonne présente la perspective palestinienne et une seconde la perspective du camp adverse des mêmes faits historiques, un espace central vide étant laissé aux élèves afin qu’ils placent leur propre narration.
La quatrième grande recommandation a trait à l’accès et à la gestion et l’exploitation de l’héritage de l’IVD : archives audiovisuelles numérisées ou dossiers internes de l’Instance.
Le cinquième volet de notre stratégie concerne l’encouragement de toute initiative artistique qui traite et documente les violations flagrantes des droits de l'homme.
A voir la scène artistique tunisienne de ces dernières années, on remarque que ce travail des créateurs, qui s’approprient le travail de mémoire, semble avoir déjà commencé. Vous attendiez-vous à une telle dynamique ?
On ne s’attendait surement pas qu’une star comme l’acteur et producteur Dhafer Abidine s’empare d’une thématique comme la justice transitionnelle pour en tirer le long métrage « Ghodwa » (Demain) ! Entre les films, les séries télévisées, les documentaires, les pièces de théâtre, la photo et les romans, c’est incroyable ce que la mémoire peut inspirer les artistes tunisiens. Parmi les tragédies des victimes, des histoires dépassent parfois la fiction, voilà ce qui à mon avis interpelle les créateurs, qui souvent s’adressent à moi pour s’enquérir de l’endroit où ils peuvent revenir aux auditions publiques pour réécouter ces incroyables récits de vie traversés par les violences et la répression. Nous avons, dans notre rapport final, recommandé aux pouvoirs publics d’inciter les artistes à évoquer ce passé violent à travers des œuvres qui retracent la vie de victimes et les circonstances de leur décès, en multipliant les budgets, les aides à la création, les concours et les prix pour cet effet.
Pour quelles raisons les pouvoirs publics n’ont-ils pas suivi ces recommandations ?
Les raisons sont multiples. L’ancien régime, celui de Ben Ali, n’a pas complètement disparu après la révolution de 2011, je m’en suis rendu compte au cours de mon passage à l’IVD. Cette machine-là est revenue en force au pouvoir en 2014, à l’issue de l’élection de Beji Caied Essebsi à la tête de la présidence de la République, au moment même où l’Instance commençait à fonctionner. Le parlement et les coalitions politiques qui se sont nouées à l’époque n’ont fait qu’entraver nos travaux.
D’un autre côté, il me semble qu’une grande partie des Tunisiens refusent d’affronter le passé. Pire encore, certains recourent au déni et la suspicion quant aux révélations de l’IVD. La défiance envers les victimes pour des causes idéologiques a également nui au processus. Nous ne nous sommes pas dotés, malheureusement, d’une culture des droits humains qui garantisse le respect et la dignité de tous quelle que soit la couleur politique de notre adversaire. Par ailleurs, ces recommandations n’ont pas de caractère obligatoire. Seule une combinaison entre l’article 148 [qui stipule que « l'État s'engage à mettre en application le système de la justice transitionnelle dans tous ses domaines et dans les délais prescrits par la législation qui s'y rapporte »] de la Constitution de 2014, disparu aujourd’hui [dans la Constitution de 2022], et une décision de la Cour constitutionnelle, inexistante jusqu’ici, aurait pu forcer L’État à les mettre en œuvre.
Dans la Loi organique sur la justice transitionnelle de décembre 2013, seulement trois articles, plutôt squelettiques, évoquent la question de la mémoire. A-t-on négligé en amont la place et le rôle de ce pilier de la justice transitionnelle ?
J’estime que les dispositions relatives à la mémoire sont dominées par le flou. Le législateur a considéré la préservation de la mémoire comme une affaire secondaire. Quelle idée, par exemple, de présenter dans la loi une alternative quant au lieu de transmission de l’héritage de l’IVD, à savoir soit les archives nationales soit une institution dédiée à la mémoire ? Il aurait été plus judicieux de trancher dès le départ. Le texte ne définit pas non plus clairement ni le droit à la mémoire, ni les obligations de l’État par rapport à l’adoption du processus de mémorialisation. Alors que dans notre rapport final, nous avons consacré un long paragraphe pour expliquer les contours de ce droit à la mémoire.
Mais il faut dire que les victimes non plus ne vouent pas une grande importance à ce pilier de la justice transitionnelle, eux qui généralement mettent en avant, dans leurs demandes, les compensations financières – chose que je peux comprendre au vu de la situation de précarité dans laquelle vivent beaucoup d’entre elles. Quant aux ONG nationales et internationales, rares sont celles qui réservent à la mémoire des colloques et des journées d’étude. Et lorsque ce thème est abordé dans des rencontres sur la justice transitionnelle, il est souvent mis en relation avec la révélation de la vérité ou la réforme des institutions. Il n’est jamais considéré comme un levier indépendant et susceptible de changer les perceptions d’un peuple de son histoire. D’autre part, les ONG préfèrent travailler sur des projets ayant un impact immédiat, comme la formation des juges des chambres spécialisées. La mémoire, par contre, exige une stratégie sur le long cours qui s’inscrit dans un temps ample.
L’IVD, après la fin de ses travaux, devait, comme vous venez de le rappeler, confier la totalité de ses documents et dossiers aux Archives nationales ou à une institution de préservation de la mémoire créée à cet effet. En 2016, l’Instance a appelé à la mise en place d’une telle institution, mais elle n’a pas été entendue. Pourquoi ?
Il aurait en fait fallu mettre en place cette institution dès l’inauguration du mandat de l’IVD, en juin 2014. Parce qu’une commission vérité commence très tôt à recevoir des dossiers, des témoignages et des biens et objets des victimes. Il aurait fallu adopter une loi créant cette structure après les élections législatives de 2014. Mais aucune des anciennes victimes devenues députés n’y a prêté attention. Et même avant, au moment du bouillonnement et de l’euphorie révolutionnaire de janvier 2011, rien n’a été réalisé pour amorcer un processus de mémorialisation. Pourtant toutes les conditions étaient réunies pour engager cette démarche : l’empathie envers les anciennes victimes, la liberté pour elles de s’exprimer sur les réseaux sociaux et à la télévision, les mille et un projets annoncés ici et là pour lancer un musée de la Révolution à Sidi Bouzid et à Kasserine. Le train de la justice transitionnelle a démarré trop tard chez nous. Il aurait fallu se rappeler également que les hommes politiques ont besoin que leurs peuples oublient certains faits graves du passé pour gouverner…
Où sont actuellement les archives de l’IVD ?
Les autorités n’ayant pas mis sur pied une structure dédiée à l’étude et à la mise en valeur des archives de la commission vérité, l’Instance a été obligée de livrer ses 10 000 boîtes d’archives aux Archives nationales et ses enregistrements audiovisuels, recélant les témoignages privés des victimes, à la Présidence du gouvernement. Le fonds documentaire de l’IVD, transmis aux archives nationales, renferme les dossiers des plaintes des victimes, les archives collectées au cours des investigations de l’Instance et qui couvrent toute la période du mandat de l’IVD, de 1955 à 2013, et enfin les archives produites par l’IVD, à savoir les procès-verbaux des réunions, les décisions du Conseil, les documents des diverses commissions. Les archives audiovisuelles pèsent 80.000 gigas. Elles contiennent des témoignages précieux enregistrés pendant les séances d’auditions privées.
Peut-on accéder aujourd’hui à ces deux types d’archives ?
Actuellement, il n’y a pas de cadre législatif encadrant les archives de l’IVD. Notre rapport final avait d’ailleurs recommandé de réviser la loi sur les Archives nationales, d’élargir ses compétences, en assurant l’indépendance de l’institution par rapport au pouvoir exécutif et en lui fournissant les ressources humaines qualifiées. L’IVD est allée jusqu’à esquisser les contours d’une nouvelle loi, conforme aux normes internationales et plus adaptée aux spécificités de ces fonds, garantissant leur sécurité et leur immunisation contre une utilisation nuisant aux témoins et aux victimes.
Vous avez évoqué, lors de votre intervention aux Assises de la justice transitionnelle qui viennent de se dérouler à Tunis du 23 au 24 février, la « sensibilité » des archives de la justice transitionnelle. Pourquoi sont-elles sensibles ?
Je qualifie ces archives de « sensibles » car elles incarnent toutes les conditions et restrictions inhérentes à la protection des données personnelles : les données relatives à l’identité et à la vie intime, les données médicales et des informations de type sécuritaire. D’où la nécessité de les gérer, de les traiter et de les utiliser autrement que des documents ordinaires. Ces considérations ne doivent toutefois pas entraver le travail sur la mémoire. En nous référant à des expériences comparées, nous avons recommandé la réécriture des témoignages selon un protocole bien défini : une version dans laquelle on effacerait toutes les données sensibles déjà citées. Certes, il s’agit là d’une lourde tâche, mais possible à effectuer à condition qu’une volonté politique et une conscience de l’importance de ce fonds se manifestaient et que des ressources étaient allouées à ce projet. Des logiciels et des applications peuvent être utilisés pour atteindre l’objectif de rendre les récits et histoires des victimes accessibles.
Si vous aviez à prioriser, quels seraient les deux ou trois projets de préservation de la mémoire proposés par l’IVD qui seraient importants à concrétiser aujourd’hui pour lutter contre l’oubli et le déni du passé violent de la Tunisie ?
Il est capital aujourd’hui de se pencher sur l’étude d’une nouvelle manière d’enseigner l’histoire. Grâce à de nouveaux programmes scolaires, il est possible de forger une culture de la paix et de la non-violence, construire un homme nouveau qui ne recourt pas, par exemple, à la torture pour soutirer des aveux. La mémoire n’intéresse pas seulement le passé, elle construit l’avenir. D’autre part, la loi de décembre 2013 le préconise, il faudrait diffuser à grande échelle les résultats du rapport final. Bien que ce document ait été publié, dans une version numérique, au Journal officiel en juin 2020, on ne trouve sa trace nulle part aujourd’hui !