C’est l’opiniâtre et éternelle journaliste Marlise Simons, grande figure apaisante et lumineuse du journalisme sur la justice pénale internationale depuis 25 ans, qui l’annonce avant tout le monde dans le journal qu’elle sert depuis plus de quarante ans. Dans un article paru dans le New York Times le 13 mars, elle révèle que le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) entend solliciter bientôt des mandats d’arrêt contre des responsables russes pour crimes de guerre en Ukraine et précise la nature des deux premiers dossiers que Karim Khan entend présenter aux juges de la CPI.
Selon le quotidien américain, le premier dossier concerne l’enlèvement, le transfert forcé et la rééducation dans des camps en Russie d’enfants ukrainiens pris dans les zones envahies par l’armée russe à partir du 24 février 2022. Le New York Times précise que « dans le cadre d’un programme sponsorisé par le Kremlin, [ces enfants] ont été pris en Ukraine et placés dans des foyers pour qu’ils deviennent des citoyens russes ou envoyés dans des camps d’été pour être rééduqués » et que Moscou « n’a jamais caché ce programme, le présentant comme une mission humanitaire visant à protéger des enfants ukrainiens orphelins ou abandonnés dans la guerre ». Plusieurs milliers d’enfants seraient concernés.
A l’issue de sa dernière visite en Ukraine, début mars, Khan avait déclaré que « les enfants ne peuvent pas être traités comme un butin de guerre ». Il avait visité un centre de soins pour enfants dans le sud de l'Ukraine qui était « vide, à la suite de la déportation présumée d'enfants d'Ukraine vers la Fédération de Russie » ou d'autres zones occupées, selon le communiqué de presse diffusé par les services du procureur, le 7 mars.
Une opportunité pour la CPI de redorer son blason
Le second dossier concernerait les frappes russes délibérées contre des infrastructures civiles, « dont des réserves d’eau et des centrales électriques ou d’alimentation en gaz se trouvant loin des zones de combat et n’étant pas considérées comme des cibles militaires légitimes », selon le New York Times. Dans son communiqué du 7 mars, Khan avait aussi précisé qu'il enquêtait sur des attaques contre des « infrastructures civiles critiques » et qu'il avait visité les sites de plusieurs de ces frappes russes.
Le quotidien américain dit ne pas avoir de précisions sur les individus visés par le procureur, mais qu’il y en a plusieurs. La journaliste rappelle également que les juges de la CPI prennent habituellement des mois pour autoriser ou rejeter les demandes de mandats d’arrêt. Mais la patate chaude sera désormais bientôt dans leurs mains et un peu moins, pendant un temps, dans celles du procureur.
Depuis un an, le procureur de la CPI a mis toute son énergie à essayer de remettre la cour au centre du jeu à la faveur de ce conflit majeur au cœur de l’Europe. Khan a pris ses fonctions en juin 2021, au sein d’une cour internationale très affaiblie et peu crédible, marquée par des résultats piètres et mineurs en termes de condamnations, de lourds échecs dans ses dossiers les plus notoires, des juges plus occupés par leurs privilèges matériels que par une réforme radicale du fonctionnement bureaucratique et hors-sol de leur juridiction basée à La Haye, aux Pays-Bas.
Le conflit en Ukraine a remis au premier plan une justice internationale qui était en perte de vitesse, la réhabilitant comme instrument stratégique des relations internationales, de la résolution des conflits, voire comme moyen non armé de gagner une guerre. Dès les premiers jours de l’invasion russe, les autorités ukrainiennes ont su activer tous les instruments de la justice internationale (Cour pénale internationale, Cour internationale de justice, Cour européenne des droits de l’homme), mobiliser la coopération des États en soutien à la justice nationale ukrainienne, avec notamment un puissant soutien américain et britannique, ou dans le cadre régional d’Eurojust. Le procureur de la CPI a vite compris l’opportunité qui se présentait à lui pour revaloriser le rôle de la cour, et la volonté soudaine de plusieurs de ses bailleurs de fonds clés, comme les États de l’Union européenne, de renforcer la CPI et d’oublier ses nombreuses carences, en particulier le fait que le bureau du procureur, saisi du dossier ukrainien depuis avril 2014, n’avait pas posé le moindre acte en huit ans sur cette situation.
Marquer les opinions publiques
Khan a ainsi pu mobiliser une force de frappe de 46 enquêteurs internationaux pour ses seules enquêtes en Ukraine, un record. Il a obtenu de nouveaux moyens financiers. Et il a réussi à rester une pièce importante dans le jeu judiciaire, effectuant quatre visites sur le terrain, s’affichant auprès des procureurs ukrainiens sur le lieu de crimes de guerre médiatisés ou en réunion à Kyiv avec le président Volodymyr Zelensky. Mais il sait également que sa crédibilité et celle de la CPI se jouera sur les résultats concrets qu’il obtient. En soumettant aux juges des mandats d’arrêt un an après l’invasion russe, Khan veut démontrer que, sous sa direction, les enquêtes peuvent être menées efficacement et dans des délais raisonnables. En se concentrant en priorité sur le dossier des transferts d’enfants et des frappes contre les infrastructures civiles, il choisit des sujets à forte charge émotionnelle, pouvant convoquer puissamment la solidarité avec les populations vulnérables ukrainiennes et marquer les opinions publiques.
L’action du procureur provoquera inévitablement un choc politique dans un premier temps. Mais la Cour demeure vulnérable à l’enlisement, notamment dû au risque de ne disposer d’aucun accusé russe dans le box et de se trouver sous pression pour faire remonter ses accusations à des responsables au plus haut niveau de l’État russe.