Le 7 mars dernier, l’ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), Sihem Bensedrine, publie sur son compte Facebook un communiqué où elle informe de sa convocation par le pôle judiciaire économique et financier le 2 mars, où il lui a été signifié une mesure d’interdiction de quitter le territoire. Elle ajoute que le juge lui a également notifié son inculpation pour « s’être procuré des avantages injustifiés », avoir « causé des préjudices à l’État » et pour « falsification ». Au cœur de l’affaire : une allégation de falsification du rapport final de l’IVD.
Début mars, Khaled Krichi, Oula Ben Nejma, Adel Maizi et Hayet Ouertani, anciens commissaires de l’IVD entre 2014 et 2019, ainsi que Mohamed Ben Salem, le vice président de l’Instance, Rafik Jarray, le coordinateur du groupe des analystes financiers de l’IVD ainsi que Mohamed Ali Ben Gouta, qui s’occupait d’enquêter sur les abus dans le secteur bancaire, ont également été soumis à de longues heures d’interrogatoires policiers dans les locaux de la Brigade économique, au sujet de la même affaire.
Le vieux contentieux de la Banque franco-tunisienne
L’affaire du rapport « falsifié » revient dans l’actualité tunisienne d’une manière récurrente depuis quatre ans. Son déclenchement remonte au 26 mars 2019, au moment de la publication du rapport final de la commission vérité sur son site officiel. C’est alors qu’Ibtihel Abdellatif, ex-présidente de la Commission femme à l’IVD, en désaccord avec Bensedrine, clame haut et fort dans les médias que la version qui s’affiche désormais sur Internet, et qui selon l’IVD fait foi, est différente de celle envoyée au président tunisien Béji Caied Essebsi (2014-2019), le 31 décembre 2018. Elle soutient que des coupes et des données supplémentaires y ont été introduites unilatéralement par Sihem Bensedrine, « une trentaine de pages en tout », proteste-t-elle.
Les accusations d’Abdellatif, qu’elle intègre dans une plainte contre Bensedrine, reprennent de l’ampleur lorsque le rapport final est enfin publié au Journal officiel, le 24 juin 2020, à l’initiative d’Ayachi Hammami, alors ministre des Droits de l’homme. Les détracteurs de Sihem Bensedrine prennent la relève d’Abdellatif et l’accusent plus précisément d’avoir rajouté dans la version en ligne du rapport une page sur la Banque franco-tunisienne (BFT), qui n’existe pas dans le rapport remis au président de la République. La fameuse page 57 du volume consacré à la corruption.
La publication du rapport au Journal Officiel marque le retour sur la sellette de cet épineux dossier de la BFT, un cas emblématique de corruption bancaire, qui dure depuis quarante ans et dans lequel la Tunisie a été condamnée à payer une lourde amende à la suite d’une décision d’arbitrage international.
L’affaire remonte à l’année 1981, quand l’État cherchait à privatiser cette banque, confisquée dans les années 60 à son propriétaire français. Arab Business Consortium International (ABCI), détenue à moitié par l’homme d’affaires et avocat franco-tunisien Abdelmajid Bouden, acquiert alors 50 % des actions de la banque, ce qui devait assurer à l’ABCI d’obtenir le bloc majoritaire pour le contrôle de la BFT. Mais cette opération avait été bloquée par l’État et, au lieu d’être domiciliés à la BFT, les fonds destinés à acquérir la majorité des parts de la banque avaient été placés sur le marché monétaire et les intérêts versés à la Société tunisienne des banques (STB).
Parvenu, malgré tout, à la présidence du conseil d’administration de la BFT, Bouden avait ouvert une action judiciaire contre la STB, exigeant la restitution de ses fonds. Mais en 1985 les autorités avaient modifié le cadre législatif pour empêcher Bouden d’exercer ses droits d’administrateur. En 1987, après l’accession au pouvoir de Ben Ali, la BFT était placée sous administration judiciaire et Bouden condamné à 20 ans de prison par une justice à la botte du pouvoir. Entre temps, les responsables de la banque mettaient en place un système d’octroi de crédits sans garantie destiné aux proches du régime de Ben Ali et aux hommes d’affaires de son premier cercle. Bouden quittait le pays et engageait une plainte contre la Tunisie devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), basé à Londres. En 2017, le CIRDI condamnait l’État tunisien à payer un milliard de dollars au bénéfice d'ABCI. Une somme colossale pour un pays au bord de la banqueroute.
Les détracteurs de Sihem Bensedrine
Le rapport final de l’IVD se déploie sur 7 volumes et 3000 pages. Il a été complètement ignoré par le gouvernement et aucune commission, ni aucun groupe de travail, n’a été créé pour mettre en œuvre les différentes recommandations et réformes préconisées dans ce document. Seule cette brûlante page 57 – qui relate les épisodes successifs entre 1981 et 2010 de la dépossession de Bouden de ses biens investis dans la BFT, notamment par l’octroi de crédits sans garantie aux proches de Ben Ali – semble attirer toute l’attention. Au point que, le 15 décembre 2020, Badreddine Gammoudi, alors président de la commission spéciale de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du contrôle de la gestion des deniers publics au parlement, adresse un courrier au gouvernement, où il relève les contradictions entre les deux versions du rapport et appelle le chargé du contentieux de l’Etat à porter plainte contre Bensedrine. Au point aussi que Mustapha Baazaoui, ancien membre de la commission vérité, limogé pour absentéisme par le Conseil de l’IVD en 2016, a demandé plus récemment sur un plateau de télévision de « dépublier » le rapport pour, dit-il, « sauver l’État tunisien ».
Mabrouk Korchid, avocat, ancien député et ancien ministre des Domaines de l’État et des affaires foncières entre 2017 et novembre 2018, réputé proche de l’ancien régime de Ben Ali (destitué en janvier 2011), est l’un des plus féroces adversaires de Sihem Bensedrine. A plusieurs reprises il a improvisé de véhémentes diatribes dans les médias contre l’ancienne président de l’IVD. Il lui reproche, entre autres, d’avoir classé Abdelmajid Bouden parmi les victimes de la dictature.
« Cette qualité de victime lui procure une légitimité et l’argument rêvé qu’il va opposer à l’État tunisien devant le CIRDI. En plus, les modifications faites au sein du rapport final pour introduire l’affaire de la BFT ne sont pas légales, c’est de l’escroquerie. Sihem Bensedrine considère que l’IVD relève de son monopole. Grâce à un étrange règlement intérieur, elle s’est arrogée moult prérogatives, allant jusqu’à diriger un Conseil de l’Instance manquant de quorum », déclare Korchid dans un entretien à Justice Info.
Baazaoui, l’ancien commissaire de l’IVD, affirme de son côté que c’est l’IVD elle-même qui a défini la somme de 1 milliard de dollars à donner à Bouden pour le préjudice subi. « Suivant l’exemple de la commission vérité tunisienne, le même montant lui a été attribué par le CIRDI », soutient-il.
« Une cabale qui vise à clore la justice transitionnelle »
Le cas de Bouden a été traité à l’IVD dans le cadre de la Commission investigations. Il fait partie des dossiers de corruption financière instruit par l’Instance et transmis à la chambre pénale spécialisée de Tunis en décembre 2018. Comme pour toutes les affaires de corruption, Bouden a reçu une décision de réparation symbolique. « Bouden a droit à des excuses et à une réhabilitation morale. Contrairement à tout ce qui a été dit, aucune réparation matérielle n’a été attribuée à Bouden. La cabale qui nous vise veut dénigrer nos travaux et clore le chapitre de la justice transitionnelle, qui dérange beaucoup de personnes, dont les lobbies de l’ancien régime, aujourd’hui de plus en plus forts », rétorque Razan Hadj Slimane, ancien cadre de l’IVD.
Dans son communiqué de presse du 7 mars, Bensedrine répond aux différentes charges qui lui sont adressées : « La version du rapport remis le 31 décembre à la Présidence de la république ne pouvait ni matériellement, ni techniquement être la version finale d’un rapport de 3000 pages. Puisque le Conseil de l’IVD avait voté l’adoption du rapport final dans sa globalité le 30 décembre 2018 et avait donné un délai à ses membres jusqu’à la fin du mois de janvier 2019 pour apporter les corrections préalablement validées par le Conseil lors du vote de chaque chapitre du rapport. Cette décision est consignée dans son PV du 28 décembre 2018, et la présidente avait pour mission d’intégrer ces corrections validées dans le rapport final à publier. »
L’ancienne présidente de la Commission vérité tunisienne revient sur ce qu’elle qualifie de cas d’école de « désinformation ». « L’artifice consiste à assimiler la description des risques portés par l’État tunisien dans cette affaire en arbitrage auprès du CIRDI à un dédommagement d’une valeur de 3 milliards de dinars, décidé par l’IVD en faveur de la partie adverse. Ce passage aurait « influencé » le CIRDI dans sa prise de décision en faveur de ABCI. Or le verdict final du CIRDI condamnant l’État tunisien pour violation des droits de l’investisseur et déni de justice a été prononcé en juillet 2017, alors que le rapport de l’IVD a été publié en mars 2019, à moins qu’il ait pu influencer le CIRDI rétroactivement », cingle-t-elle.
Un contexte de répression générale
L’IVD et son ex-présidente jouent-ils donc le rôle de boucs émissaires dans la gestion catastrophique de l’affaire de la BFT ? Car ce dossier a déjà couté très cher au contribuable : les notes d’honoraires des avocats étrangers défendant les intérêts de la Tunisie devant le CIRDI s’élèvent à plus de 250 millions de dinars (80 millions de dollars), payés, selon l’expert économique international Ezzedine Saidane, « en majorité en devises par des transferts autorisés par la Banque centrale de Tunisie ».
Le 16 janvier dernier, l’affaire de la BFT a été examinée de nouveau par la chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Tunis. Des magnats de la finance, toujours en exercice, ont été cités à comparaître pour répondre de crimes d’abus de confiance dans la gestion des fonds publics, collusion avec les pouvoirs politiques et risques sur la solvabilité de l’Etat. Dès le lendemain de l’audience, la campagne anti-IVD a repris de plus belle. Après avoir été entendue au départ comme témoin, Sihem Bensedrine comparaît désormais comme accusée devant le juge d’instruction du 6e bureau auprès du pôle judiciaire économique et financier. A travers son inculpation, cherche-t-on aussi à faire taire une voix critique face à la dérive autoritaire de l’actuel pouvoir tunisien et « au retour des méthodes répressives lors de la dernière vague d’arrestations, qui ont visé plusieurs opposants au président Kaies Saied, ainsi qu’un directeur de radio », comme elle l’a asséné sur Jawhara FM, le 14 février ?
Il y a deux ans, le 8 février 2021, quatre rapporteurs spéciaux onusiens avaient envoyé un courrier au chef du gouvernement pour l’alerter des risques et des blocages qu’encourt le processus de justice transitionnelle dans le pays où est né le « printemps arabe ». « Les allégations de mauvaise gestion financière des opérations de la commission, qui ont fait l’objet d’un rapport d’enquête de la Cour des comptes, ne devraient en aucun cas servir de prétexte pour invalider le travail de fond, qui a été entrepris par l’IVD, pour annuler ou arrêter les procédures judiciaires ou pour démanteler les mécanismes de redevabilité. En outre, des garanties doivent être recherchées pour que les enquêtes pénales ne soient pas utilisées en tant que représailles pour les faits contenus dans les travaux ou les rapports de l’IVD (…). Nous voudrions rappeler que les normes internationales demandent aux États de garantir le travail et l’héritage des commissions vérité et de protéger leurs membres », écrivaient les rapporteurs.
Un avertissement qui résonne fortement avec le communiqué de Bensedrine publié le 7 mars. « On accuse de corruption ceux qui ont démasqué les corrompus », assène-t-elle dans son titre.