Concernant l’Allemagne, la proposition de réparer le génocide perpétré entre 1904-1908 contre les Herero et les Nama a été rejetée par les victimes namibiennes. En Belgique, la commission parlementaire sur les crimes coloniaux a échoué dans sa tentative de trouver un accord sur des excuses. Et en France, la restitution d'objets culturels africains, qui a fait couler beaucoup d'encre et a été considérée comme un précédent, avance à un rythme d'escargot.
Selon Carsten Stahn, professeur de droit pénal international à l'université de Leyde, aux Pays-Bas, les dynamiques de restitution d'objets culturels ont bel et bien changé en Europe, ce qui est un signe d'espoir, mais les progrès sont inégaux. Le journaliste britannique Barnaby Phillips, auteur du livre "Loot" sur la Grande-Bretagne et les bronzes du Bénin, estime pour sa part que la dynamique de restitution ne s'est pas nécessairement ralentie.
"Les bronzes du Bénin sont assez emblématiques de ce débat", a-t-il déclaré à Justice Info. "Il y a eu un élan extraordinaire au cours des 18 derniers mois, avec des annonces de l'Allemagne, de divers musées ici au Royaume-Uni, du Smithsonian à Washington - et d'ailleurs, d'autres annonces sont attendues cette année. À cet égard, je pense que nous nous trouvons dans une situation que personne n'aurait imaginée il y a trois ans, et encore moins cinq ou dix ans. L'Allemagne a entamé le processus de restitution, tandis que le Smithsonian a dors et déjà transféré la propriété de 29 d'entre elles.
En ce qui concerne les réparations en faveur des victimes, les États européens ont avancé quelques propositions, mais ils restent résolument prudents. Comme l'indique Stahn dans un éditorial publié en 2020 par la faculté de droit de l'université de Leyde, "de nombreux États ou acteurs reconnaissent la responsabilité morale ou les formes politiques de réparation dans le cadre d'une approche réparatrice des actes répréhensibles (excuses, pardon, contrition, expiation et réconciliation), mais hésitent à adopter des approches qui impliqueraient une reconnaissance juridique du préjudice, afin d'éviter les précédents".
Réparations : la crainte d'ouvrir une "boîte de Pandore"
Le dossier Allemagne-Namibie en est un bon exemple. Selon le politologue allemand Henning Melber, l'Allemagne a fait "un pas important dans la bonne direction" en reconnaissant ses crimes coloniaux contre les Herero et les Nama de Namibie - considérés par de nombreux historiens comme le premier génocide du XXe siècle -, mais elle s'est ensuite arrêtée. "En fait, ils ont commencé quelque chose de bienvenu, puis ils ont eu peur de créer un précédent dont ils ne maîtriseraient pas la portée", a-t-il déclaré à Justice Info.
Entre 1904 et 1908, à la suite d'un "ordre d'extermination" émis par le général Lothar von Trotta, les forces allemandes ont éliminé quelque 80 % des Herero de Namibie, qui s'étaient soulevés contre la domination allemande, et jusqu'à 50 % des Nama. Les membres de ces groupes ont été tués, conduits dans le désert pour y mourir de soif et de faim, placés dans des camps de concentration et leurs dépouilles emmenées en Allemagne pour des "expériences" de nature raciale, que certains considèrent comme précurseur de celles de l'Holocauste. Leurs terres ont été confisquées et sont toujours occupées, pour la plupart, par les descendants des colons allemands.
Fin 2015, l'Allemagne a entamé des négociations avec le gouvernement namibien. En mai 2021, l'Allemagne et la Namibie ont signé un accord prévoyant le versement par l'Allemagne de 1,1 milliard d'euros sur 30 ans pour des projets de développement. Mais cet accord a été rejeté par les descendants des victimes, qui estiment qu'il n'est pas suffisant et qu'ils ont été exclus des négociations. L'accord a été rejeté par le parlement namibien et le processus est désormais dans l'impasse.
Melber pense que l'Allemagne s'est dégonflée et a réalisé qu'elle ouvrait une "boîte de Pandore" pouvant ouvrir la porte à des réclamations de la part d'autres communautés, par exemple dans l'ancienne Afrique de l'Est allemande, ou en Pologne, en Italie et en Grèce pour ce qui est de la Seconde Guerre mondiale. "Je pense que lorsqu'ils se sont engagés dans cette voie, ils ont réalisé dans quoi ils mettaient les pieds, et qu’il y a peut-être eu aussi des pressions à huis clos de la part de l'Union européenne ou d'autres anciennes puissances coloniales", a-t-il déclaré à Justice Info.
Il est convaincu que d'autres anciennes puissances coloniales ont exercé des pressions sur l'Allemagne. La Grande-Bretagne, par exemple, qui était la plus grande des puissances coloniales, a commis une litanie de crimes à travers le monde. Après une bataille judiciaire, les autorités britanniques ont accepté en 2013 de verser des réparations à 5 000 victimes de la répression sanglante de la rébellion des Mau Mau des années 1950 au Kenya. Mais, comme l'explique Melber, elles ont "pris soin d'éviter les précédents juridiques", et une demande ultérieure, portant sur les cas de 40 000 autres Kényans affirmant avoir été torturés, maltraités et violés lors de la répression de la rébellion, n'a pas abouti.
Quel type d’excuses ?
Stahn, de l'université de Leyde, observe néanmoins que l'Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique sont les pays européens qui ont le plus avancé jusqu'à présent dans le traitement des crimes coloniaux.
La Belgique, par exemple, a mis en place une commission parlementaire chargée d'examiner ses crimes en République démocratique du Congo, au Rwanda et au Burundi. Cette commission était une pionnière potentielle en Europe, mais à la fin du mois de décembre, après deux ans et demi d'examen du passé, elle n’a pas trouvé de consensus politique pour présenter des excuses aux victimes, ce qui a également annulé toutes ses autres recommandations, pour l'instant. Les partis de centre-droit ont préféré s'en tenir aux "regrets" exprimés par le roi des Belges en RD Congo, plutôt que de présenter des excuses complètes qui pourraient entraîner le risque de devoir payer d'énormes réparations financières.
Certains ministres allemands ont déclaré que ce que leur pays a fait en Namibie "pourrait être maintenant qualifié de génocide". Mais il n'y a pas eu de reconnaissance directe venant du plus haut sommet de l’Etat, comme le demandaient les victimes namibiennes. Le crime de génocide lui-même n'a été reconnu en droit international qu'en 1948, avec l'adoption de la Convention sur le génocide. Toutefois, le parlement allemand et certains autres pays, dont les États-Unis, ont reconnu les atrocités commises en 1915 par la Turquie à l'encontre des Arméniens comme un génocide, ce qui a suscité l'indignation de la Turquie.
L'année dernière, le président français Macron a annoncé la création de "commissions mixtes d'historiens" pour faire la lumière sur le passé colonial de la France au Cameroun et en Algérie. La commission sur le Cameroun, qui fait déjà l'objet de critiques, a été lancée en mars 2023 et doit achever ses travaux à la fin de 2024. La commission algérienne est encore plus controversée. Reste à savoir ce qu'elles produiront.
Les blocages de la restitution
De nombreux musées européens ont entrepris parallèlement des recherches sur les origines de leurs collections, en impliquant certaines des communautés concernées dans ce processus et dans celui de restitution des objets volés pendant l'ère coloniale. Mais les musées ont des degrés d'autonomie et de volonté variables, comme le souligne Phillips.
Là encore, les bronzes du Bénin sont un bon exemple. Pillés lors d’une expédition punitive britannique en 1897 dans le palais de l'Oba du Bénin, au Nigeria, ces œuvres d'art exceptionnelles sont aujourd'hui dispersées dans plusieurs musées à travers l'Europe. Si certaines restitutions ont eu lieu - l'Allemagne, par exemple, en a rendu 21, et d'autres restitutions et transferts de propriété ont été promis par l'Allemagne et d'autres pays -, la plus grande collection de bronzes du Bénin (944) - classée "collection nationale" - se trouve toujours au British Museum, à Londres.
"Le British Museum est régi par ce qu'on appelle le British Museum Act de 1963", explique Phillips. "Il est pratiquement impossible, ou du moins très difficile, pour le British Museum de restituer de manière permanente des objets de sa collection tant que cette loi n'aura pas été modifiée. Dans le passé, pense-t-il, "les administrateurs et les directeurs du British Museum se sont cachés derrière la loi" comme une "excuse commode" pour ne pas donner suite aux demandes de restitution émanant du Nigeria et du Ghana. Aujourd'hui, la volonté politique est peut-être plus forte, mais ils ont les mains liées, à moins que la loi ne soit modifiée. Cela est peu probable sous le gouvernement conservateur actuel, pense-t-il.
« Faire plus au niveau européen »
"Je veux que d'ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine culturel africain à l'Afrique", avait déclaré le président français Emmanuel Macron à Ouagadougou, au Burkina Faso, en 2017. Il a également commandé un rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain (le rapport Sarr-Savoy), qui recommande la restitution intégrale de tous les objets pris par la force ou présumés avoir été acquis dans des conditions inéquitables.
La France a restitué une épée symbolique au Sénégal en 2019 et 26 objets au Bénin en 2021, mais cela ne représente qu'une fraction de ce qui est détenu dans les musées français. La plus grande collection d'art africain se trouve au musée du quai Branly à Paris, d’où sont venus les objets béninois restitués. Mais depuis, aucune autre restitution n'a suivi, bien que ce musée ait reçu des demandes officielles de Madagascar, de la Côte d'Ivoire, de l'Éthiopie, du Mali et du Tchad, selon son site Internet. Interrogée à ce sujet, la directrice adjointe de la communication du musée, Lucie Casassus, a souligné que "la décision de transférer la propriété des œuvres ne peut être prise que par le gouvernement, et non par le musée".
En France, tous les biens publics, y compris le contenu des collections publiques telles que les musées, sont considérés comme des biens inaliénables (c'est-à-dire que la propriété ne peut être transférée). Les restitutions au Bénin et au Sénégal ont nécessité un vote du Parlement et ont fait l'objet de nombreuses discussions avant d’être acceptées. Et l'approbation du Parlement en 2020 ne s'applique ainsi qu'à ces deux cas bien spécifiques.
Stahn note que seule la Belgique a adopté une législation "cadre" sur le retour des biens culturels mal acquis, ce qui permet d'accélérer les restitutions, et pense que la France devrait faire de même. "Il faudrait en faire plus au niveau européen", a-t-il ajouté.
Un élan dans les pays du « nouveau monde »
Alors que les progrès en Europe sont ralentis, Melber et Stahn relèvent que les pays du "nouveau monde" sont plus enclins à s'attaquer à l'héritage des crimes commis par les colons à l'encontre des Premières nations. Ils citent la Nouvelle-Zélande qui, selon Melber, a montré l'exemple, notamment sous l'ancien Premier ministre Jacinda Ardern, en présentant des excuses, en accordant des compensations et même en modifiant les livres d'histoire. Le droit maori a été reconnu et cohabite avec un ensemble de lois héritées des Britanniques. Le Canada a également parcouru un long chemin en matière d'excuses et de compensations, en particulier pour le terrible héritage de ses pensionnats autochtones.
"Je pense qu'il est évident qu'il y a plus d'élan, même si cela a pris beaucoup de temps", déclare Melber. "Mais il s'agit de sociétés fondées par les puissances coloniales. Cela signifie que les victimes du colonialisme de peuplement, ceux qui ont survécu au colonialisme de peuplement, se trouvent au milieu de ces sociétés. Même si elles sont encore marginalisées, leurs voix sont des voix nationales. Cela fait une énorme différence".
Stahn partage cet avis. "Dans le contexte du colonialisme de peuplement, il y a des initiatives plus profondes pour lutter contre les inégalités", a-t-il déclaré à Justice Info, contrairement aux stratégies plus partielles en Europe, où il n'y a "pas le même niveau d'engagement".