Mardi 11 avril 2023, le docteur Ben Youssouf Keïta, chirurgien et homme politique de 69 ans, est appelé à la barre. Il est aujourd’hui le président du parti de l’Alliance pour le changement et le progrès. A l’époque des faits, il était membre du bureau politique de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG). Il était même, selon notre confrère Mouctar Bah, observateur avisé de la Guinée de la fin des années 2000, le bras droit du chef du parti, Cellou Dalein Diallo.
Keïta est le troisième opposant politique en date à être entendu au procès. Il vient tout juste de se constituer partie civile, expliquant : « Certains se posent certainement la question et veulent savoir pourquoi 13 ans après c’est aujourd’hui que je me présente, et de manière spontanée. Eh bien, pour deux raisons. D’abord, si mon sort a été plus enviable que pour ceux qui ont perdu la vie, mon épouse a souffert le martyre au stade [elle a été tabassée par des militaires et a subi une tentative d’égorgement, NDLR]. » Enfin, en tant que leader politique, Keïta estime qu’il est de son devoir de venir témoigner. « Nous avons une responsabilité morale envers ceux qui sont morts, parce que ce sont nos militants. C’est nous qui les avons appelés pour qu’ils nous suivent. »
Non à la candidature de Dadis à la présidentielle
Le 28 septembre 2009, les principaux partis d’opposition, réunis au sein d’une coalition baptisée Forces vives, organisent un meeting pour dire non à la possible candidature à la présidentielle de celui qui dirige alors la transition militaire, le capitaine Moussa Dadis Camara. Les forces de sécurité font irruption lors du rassemblement, tirant à balles réelles sur la foule, agressant sexuellement les militantes. Les jours suivants, assassinats et viols se poursuivent. Selon le rapport de la commission d’enquête internationale nommée par les Nations unies, au moins 156 personnes ont été tuées, 109 femmes violées.
Devant la Cour, Ben Youssouf Keïta déroule le fil de sa journée…
Le matin du 28 septembre 2009, il est 5h45 quand son téléphone sonne : « C’est mon grand frère qui m’appelle, retraité de l’armée guinéenne. Ce frère, je le considère comme un papa, il m’a suivi à l’UFDG. Il était l’un des responsables du bureau exécutif, au sein de la commission sécurité. Donc il me dit : ‘Youssouf, ne sors pas aujourd’hui, c’est interdit, il faut rester à la maison.’ A l’époque, nous avions en mémoire les évènements de janvier-février 2007 au cours desquels au moins 129 jeunes Guinéens ont été froidement abattus lors de manifestations. Comme mon frère a insisté, comme c’était inhabituel, j’ai paniqué. » Keïta se dit alors, selon son témoignage à la Cour : « Si je ne pars pas, il faudra désormais me considérer comme un mort-vivant, si je ne pars pas je serai considéré comme un traître, comme un lâche. Je me suis dit : ce qui doit arriver arrivera. »
Les signaux d’alerte n’arrêtent pas l’opposition
6h00 du matin. Il fait ses adieux à sa femme, s’engouffre dans un pick-up et prend avec lui son fils de 25 ans. Il traverse Conakry à tombeau ouvert, dit-il, pour rejoindre la résidence de Cellou Dalein Diallo, non loin du stade. « C’était un premier signal. D’habitude, nous faisions 30 à 40 minutes de trajet, nous n’avons pas fait 10 minutes, tout était vide. » Arrivé chez le leader de l’UFDG, Keïta lui fait part de l’avertissement qu’il a reçu plus tôt. « Cellou avait lui aussi eu quelques informations pendant la nuit. Les signes ne trompaient pas. Mais selon lui, nous devions y aller et nous allions y aller. J’étais très réconforté par sa position, sa hargne de mener le combat jusqu’au bout. »
Les deux hommes partent en direction du domicile de Jean-Marie Doré, un autre opposant, qui dirige l’UPG, l’Union pour le progrès de la Guinée. Les leaders politiques s’y sont donné rendez-vous. Sur place, l’assistance hésite. « Jean-Marie Doré dit à Cellou, Sidya (Sidya Touré, président de l’UFR, l'Union des forces républicaines, NDLR) et les autres qu’il ne peut pas y aller. Il vient de parler au chef de l’État par téléphone. Ce dernier lui a demandé d’attendre l’arrivée d’une délégation qui doit venir rencontrer les leaders » chez lui, se souvient Keïta. Touré a reçu, dit-il, le même appel tard dans la nuit, mais a estimé qu’il était impossible de reporter le rassemblement. Diallo prend la parole, selon Keïta : « Il faut que nous partions, parce que la population est déjà sortie, nous n’avons aucun moyen de retarder le rassemblement. » Tous les leaders d’opposition – à l’exception de Doré – se mettent alors en route pour rejoindre « le gros de la troupe au stade ».
Le brouhaha couvre le son des tirs
« Une marée humaine » les y attend, décrit Keïta. Plusieurs milliers selon les estimations. Alors que les responsables politiques avaient prévu de faire leur allocution sur l’esplanade située devant le stade, ils sont entraînés à l’intérieur de l’enceinte par une foule en délire. « C’était l’euphorie, la fête. » Keïta monte dans les gradins avec les autres leaders. Il flotte dans l’air une atmosphère de joyeux chaos. « Il y avait trop de brouhaha, on ne pouvait pas entendre les crépitements », dit-il. Soudain, il voit des personnes qui commencent à tomber sous les balles. Le danger se rapproche, tout le monde fuit, c’est du « chacun pour soi ».
Ben Youssouf Keïta reste à côté de son chef. Un militaire encagoulé s’avance vers eux. Il interpelle Diallo, lui ordonne de descendre des gradins. Le chef de l’UFDG ne s’exécute pas. Le soldat fond sur lui, le fait tomber au sol et le frappe brutalement. Keïta se sauve et réussit miraculeusement à sortir du stade. Mais devant l’entrée, alors qu’il pense être tiré d’affaire, il tombe sur un militaire armé d’un morceau de bois qui tente de lui fracasser le crâne. Keïta se protège, s’en tire avec une fracture à la main et une plaie au dos. Diallo a eu quatre côtes cassées. Plusieurs leaders d’opposition seront blessés ce jour-là, mais aucun de façon mortelle.
Responsabilité de l’opposition ?
Keïta est admis aux urgences de l’hôpital Donka, dit-il, autour de 14h-14h30. Alors qu’il attend d’être pris en charge il voit, poursuit-il, « des jeunes, des femmes, étalés, gémissants ». Le ministre de la Santé, le colonel Abdoulaye Chérif Diaby, aujourd’hui dans le box des accusés, « passe à moins d’un mètre » de lui, décrit le témoin, en réprimandant les blessés. Il est « furieux », selon Keïta. « Je suis là aujourd’hui pour comprendre. Je n’ai absolument aucune haine contre qui que ce soit, je ne crie pas vengeance et je ne veux aucune indemnisation ni matérielle, ni financière, mais je veux comprendre. Vous savez quand vous comprenez quelque chose vous pouvez le tolérer, le supporter. Pourquoi ce ministre de la Santé qui a prononcé le serment d’Hippocrate n’a pas agi comme un médecin ? Il n’a pas eu la pitié qu’il devait avoir face à ceux qui souffrent. »
Au procès, le témoignage du chirurgien déchaîne les passions. Les avocats de la défense, plus divisés que jamais, s’affrontent. L’un d’entre eux interroge Keïta : « Docteur, vous avez soutenu ici que si vous aviez obtempéré à la demande formulée de surseoir à la manifestation à la date du 28 septembre ce qui est arrivé au stade ne serait pas arrivé. Est-ce que vous maintenez ces propos ? »
Keïta acquiesce.
Lanciné Sylla, le conseil d’Aboubacar Diakité, dit « Toumba », ancien aide de camp de Moussa Dadis Camara, riposte :
- « Êtes-vous d’accord avec moi pour dire que dans ce procès vous, les leaders politiques, vous êtes des victimes et non des accusés ? »
- « Il n’y a aucun doute. »
- « A ce titre, pouvons-nous chercher une quelconque responsabilité à votre encontre dans ce procès ? »
- « Absolument pas. »
« Nous ne pensions pas qu’ils enverraient au stade, contre la population désarmée, des hommes prêts à la guerre, portant des casques et des armes létales », se défend Keïta. Le scénario qu’il dessine à travers ses propos est celui d’une attaque punitive, préméditée et inéluctable contre une opposition qui brave l’autorité du chef de l’État pour défendre des principes démocratiques.
« Monsieur Bah Oury l’a dit ici, Monsieur François Loucény Fall aussi [les deux hommes politiques entendus précédemment par la Cour, NDLR]. Est-ce que c’était le jour-même de la manifestation qu’on pouvait demander un quelconque report ? », questionne l’avocat de Toumba.
« À partir du moment où le peuple était appelé déjà, il fallait au minimum 48 ou 72 h pour l’informer que la manifestation était reportée », répond sans hésiter Ben Youssouf Keïta.