Lors de la reprise des audiences de la commission vérité Yoorrook, à Melbourne, dans le sud-est de l'Australie, la présidente de la commission, Eleanor Bourke, évoque le "moment historique" de ce travail mené par des Aborigènes "posant des questions à des personnes en position d'autorité, à des personnes qui devraient rendre des comptes sur les raisons pour lesquelles ces choses sont arrivées et sur la manière dont certaines politiques sont restées en vigueur". Les auditions étaient initialement prévues pour la mi-mars, mais elles ont été reportées en raison de l'incapacité répétée du gouvernement à répondre aux questions et à fournir des documents à Yoorrook dans les délais convenus. La commissaire Burke avait déclaré au début du mois que le retard de l'État "démontr[ait] une incompréhension fondamentale du processus de recherche de la vérité. On a plutôt l’impression que c’est du tout-venant".
Dans une lettre jointe à la soumission du gouvernement auprès de la Commission, le Premier ministre de l'État de Victoria, Daniel Andrews, reconnaît que la surreprésentation persistante des Premiers Peuples dans le système de justice pénale et de protection de l'enfance est "la source d’une grande honte" pour le gouvernement, reconnaissant que la discrimination et les mauvais traitements dans ces systèmes "ne se limitent pas au passé - ils persistent encore aujourd'hui". Andrews admet qu'un "changement structurel significatif" est nécessaire pour "parvenir à l'autodétermination et à la justice", saluant l'engagement de son gouvernement à négocier un traité avec les peuples autochtones de Victoria.
La partie substantielle de la présentation du gouvernement sur le système de protection de l'enfance s'est poursuivie dans la même veine. Le gouvernement reconnaît l'impact de la colonisation sur la surreprésentation des enfants aborigènes dans le système de protection de l'enfance et reconnaît "le rôle essentiel de l'autodétermination" dans la recherche d'un remède à ce système et à ses conséquences.
"La dépossession des premiers peuples par l'État, l'enlèvement forcé de leurs enfants, le déni du droit, de l'histoire et de la culture ont créé les conditions du traumatisme intergénérationnel et de l'inégalité sociale et économique que l'on connaît aujourd'hui", peut-on lire dans le document.
Des statistiques alarmantes
Le rapport présente des statistiques alarmantes : en juin 2022, un enfant aborigène de l'État de Victoria sur dix était en centre d’accueil, et son risque de l'être était 22 fois plus élevé que celui des enfants non aborigènes. Le gouvernement attribue en partie cette inégalité à "un système et une prise de décision structurellement biaisés" jouant un rôle dans "l'augmentation de la probabilité de l’établissement d’un risque et d'une intervention de protection, y compris pour la prise en charge d'un enfant".
Le gouvernement reconnaît également que "le système de services actuel n'est pas bien adapté pour répondre aux besoins des Premiers Peuples ni pour permettre l'accès à des services culturellement appropriés qui aident à prévenir ou à traiter les facteurs de risque". La législation, les politiques et les procédures qui conduisent à des approches interventionnistes, ainsi que l'impact des préjugés conscients et inconscients des rapporteurs et des décideurs du système de protection de l'enfance sont en partie tenus pour responsables de ces échecs.
Bien que le gouvernement se félicite du succès des programmes transférant le pouvoir de décision en matière de protection de l'enfance aux organisations autochtones contrôlées par la communauté (ACCO), il demeure patent que le taux d'enfants autochtones pris en charge a augmenté de manière significative au cours des dernières années. Le taux d'enfants autochtones ayant une interaction avec le système de protection de l'enfance est ainsi passé de 14,6 % fin 2016 à 20,9 % en 2022, et le taux d'enfants pris en charge hors du foyer est passé de 7,4 % à 10,4 % au cours de la même période.
Le racisme dans les services de protection de l'enfance
C'est dans ce contexte qu'Argiri Alisandratos, secrétaire adjoint par intérim du Département famille, équité et logement (DFFH), l'organisme de service public responsable de la protection de l'enfance, comparaît devant la Commission Yoorrook, les 27 et 28 avril.
Alisandratos reconnaît que le DFFH n'a "jusqu'à présent pas réussi à réduire les taux de surreprésentation", mais il souligne qu'une récente baisse "prometteuse" de 3 % du taux d'enfants autochtones placés hors de leur foyer est un signe que son département fait des progrès. "Sérieusement, nous devons être plus ambitieux que ça...", lui répond le commissaire Travis Lovett.
Interrogé par les commissaires, le fonctionnaire admet que les préjugés et le racisme existent parmi les employés de la protection de l'enfance et dans le système en général, et qu'ils peuvent influencer les décisions : "C'est un facteur important, le racisme existe dans l'ensemble du système, or le parcours des enfants dans le système de protection de l'enfance est le fruit de jugements portés par des membres de la communauté et d'autres professionnels." À cet égard, Alisandratos n'a pas été en mesure de dire si le département était un environnement sûr pour le personnel de protection de l'enfance qui dénonce le racisme de leurs collègues.
Faible protection culturelle et problèmes de financement
Il apparaît que le département n'a pas réussi à atteindre son objectif de fournir à 100 % des enfants dans le système un plan de sécurité culturelle pour s'assurer qu'ils conservent des liens avec leurs valeurs, croyances et identité culturelles. Le commissaire Kevin Bell assène qu'"un système qui produit des taux honteux de retrait d'enfants autochtones de leur famille est un système honteux".
Lorsqu'il existe effectivement des plans de soutien culturel pour les enfants placés de manière permanente - ce qui n'est pas un mode de prise en charge courant pour les enfants autochtones - leur mise en œuvre ne fait l'objet d'aucune évaluation et est laissée aux parents biologiques à travers le dépôt d’une requête auprès du tribunal, découvre la Commission. "Le ministère cesse d’en être responsable avec l’émission d’une ordonnance de prise en charge permanente", déclare Alisandros.
La commissaire Sue-Anne Hunter qualifie la situation de déplorable : "Ces enfants seront alors perdus pour la culture, le pays, la famille, et abandonnés aux gangs si personne n'est chargé de veiller à ce que ces ordonnances [soient exécutées]. Nous comptons sur la bonne volonté et probablement sur l'argent [de la personne qui s'occupe de l'enfant] pour s'assurer que ces enfants restent en contact." En outre, il n'existe pas de programme spécifique destiné à soutenir les personnes non autochtones qui s'occupent en permanence d'enfants autochtones, a-t-on expliqué à la Commission.
Les commissaires soulignent le décalage entre les mesures visant à transférer des responsabilités accrues aux ACCO et aux membres de la famille, et les niveaux de financement concomitants requis. La commissaire Maggie Walter s'inquiète ainsi du fait que "la responsabilité de l'échec sera transférée aux autochtones tandis que le système ne changera pas".
Fiona Mcleod SC, conseillère juridique auprès de Yoorrook, interroge Alisandros sur les lacunes du système d'accueil intrafamilial - où les enfants sont placés auprès de membres de la famille élargie ou de cercles sociaux existants -, le fonctionnaire admettant que, dans 98 % des cas, "il faut plus de six semaines avant que quelqu'un ne confirme ce que l'accueillant familial doit fournir : un foyer sûr, sécurisé et nourricier". Ne bénéficiant pas d'une assistance adéquate en temps voulu, les accueillants familiaux ont parfois été dans l’impossibilité de transporter les enfants dont ils avaient la charge à l'école ou à des rendez-vous essentiels, perpétuant ainsi le cycle de l'inégalité.
Excuses
Les accueillants familiaux, qui s'occupent souvent de ces enfants en plus des leurs, ou qui sont confrontés à la vieillesse et au "fardeau des traumatismes intergénérationnels et autres déterminants sociaux abimés", sont encore plus désavantagés par les inégalités du système d'aide sociale. La Commission apprend que 96 % des accueillants familiaux reçoivent le "niveau le plus bas de l'allocation santé", contre 32 % des accueillants en famille d'accueil. Alisandros assure aux commissaires que la DFFH va "étudier" des méthodes pour "apporter un soutien plus approprié aux accueillants familiaux".
Après que la Commission a abordé d'autres questions sur l’interaction entre les systèmes de protection de l'enfance et la justice pénale, ainsi que sur la formation à la sécurité culturelle pour les agents de la protection de l'enfance, Alisandros conclut en présentant ses excuses :
"J'accepte le niveau significatif de honte que nous avons publiquement admis sur le soutien aux Premiers Peuples dans l’ensemble de l'État. Je reconnais que nous n'avons pas fourni un soutien adéquat et que nous avons laissé tomber de très nombreux enfants et jeunes gens."
D'autres témoins gouvernementaux du système de protection de l'enfance comparaîtront devant la Commission cette semaine, avant que les auditions ne se poursuivent sur les questions de justice pénale au cours des quinze prochains jours. Les témoignages recueillis lors de ces auditions et des précédentes serviront de base à un rapport critique qui sera publié en août et qui exposera les conclusions et recommandations de la Commission en vue d'une réforme des systèmes de protection de l'enfance et de justice pénale.