En décembre dernier, lorsqu'elle annonce le verdict de culpabilité contre Salih Mustafa pour quatre chefs d'accusation de crimes de guerre pour avoir dirigé un centre de détention dans l'est du Kosovo, la présidente du tribunal qualifie cette décision d'"étape importante" pour les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC), basées à La Haye. Mustafa, qui a été commandant de la zone d'opération de Llap pour l'Armée de libération du Kosovo (UCK) dans le nord-est du Kosovo pendant les 14 mois de lutte pour l'indépendance à la fin des années 1990, est devenu le premier accusé à être reconnu coupable de crimes de guerre par ce tribunal. À 52 ans, il a été condamné à 26 ans de prison.
En avril, le panel de trois juges ordonne à Mustafa de payer 207 000 euros de réparations pour les dommages qu'il a causés aux victimes ayant participé au procès. Presque tous les détenus du centre de détention de Zllash étaient des Albanais du Kosovo accusés de collaborer avec les forces serbes. Selon les rescapés, ils étaient détenus dans une installation de fortune parfois décrite comme une étable, sans nourriture adéquate, sans eau, sans literie, sans soins médicaux et sans toilettes. Ils ont raconté avoir été battus, avoir reçu des décharges électriques et avoir été brûlés avec des bougies, tant par Mustafa que par ses hommes. "Vous attendiez simplement la mort, quand elle arriverait. Aujourd'hui, demain, vous attendiez d'être tué", a déclaré à la Cour un témoin ayant déposé sous anonymat.
Personne n'est responsable du paiement
Huit victimes ont participé au procès, toutes sous le couvert de l'anonymat. Leur avocate, Anni Pues, a déclaré à la Cour qu'elles subissaient encore les conséquences physiques et psychologiques de leur détention. "Aucune somme d'argent ne peut compenser les souffrances qu'elles ont endurées", dit-elle à Justice Info. Mais "le soutien financier est le bienvenu", ajoute-t-elle.
Les montants varient de 2 000 à 80 000 euros, en fonction des blessures subies par la victime. Le montant le plus élevé a été accordé à la victime V09/05, qui a reçu des coups de pied et de poing, a été battu jusqu'à ce qu'il perde connaissance et a été brûlé avec un fer à repasser. Il souffre de dépression et de stress post-traumatique, a des difficultés à dormir et a peur de toute personne portant un uniforme noir. L'indemnisation a tenu compte de ses souffrances et du fait que son expérience l'a empêché de conserver un emploi régulier.
Mustafa lui-même a été déclaré indigent et les victimes ne s'attendent pas à ce que l'argent provienne de lui personnellement. L'ancien commandant de l'UCK a clairement manifesté son mépris pour le tribunal, lors de l'ouverture de son procès en 2021. Vêtu d'un survêtement rouge et noir, les couleurs de l'UCK, Mustafa a déclaré aux juges : "Je ne suis coupable d'aucun des chefs d'accusation portés devant moi par ce bureau de la Gestapo."
Contrairement à la Cour pénale internationale, les KSC ne disposent pas de fonds d'affectation spéciale pour les victimes et le gouvernement du Kosovo n'est pas tenu de payer les réparations ordonnées. "Les victimes devraient recevoir des réparations raisonnables, appropriées et rapides", indique l'ordonnance de réparation des KSC avant d'appeler le Kosovo à créer un nouveau mécanisme de financement. Le cadre juridique de la Cour ne prévoit pas de mandat pour les réparations, bien qu'il permette de les ordonner, et Pristina n'a que peu d'intérêt à le modifier.
Pues explique qu'elle et ses collègues ont soulevé la question de cette lacune dès le départ. Bekim Blakaj dirige, lui, le Centre de droit humanitaire du Kosovo. Son organisation travaille à la mise en œuvre de la justice transitionnelle dans la région et, dans un communiqué de presse, a décrit l'ordonnance de réparation comme un "pas en avant significatif dans la réalisation des droits des victimes à l'indemnisation". L’organisation critique toutefois l'absence de mise en œuvre planifiée et appelle le gouvernement à mettre en place un mécanisme permettant d'indemniser toutes les victimes de la guerre, et pas seulement celles de Mustafa. "Le tribunal n'est pas très populaire au Kosovo", explique Blakaj à Justice Info. Beaucoup considèrent qu'il s'attaque aux victimes du conflit - l'armée de libération - plutôt qu'aux oppresseurs serbes. La guerre a fait 13 000 morts, dont une majorité d'Albanais du Kosovo.
Témoins anonymes
En 2015, le Kosovo a créé le Comité d'indemnisation des victimes de crimes, qui offre à ces dernières un dédommagement, financé par les caisses de l'État, lorsque les auteurs des crimes ne sont pas en mesure de payer. Les juges des KSC notent que ce comité pourrait être l'une des voies de paiement, tout en soulignant que l'ordonnance rendue à l'encontre de Mustafa dépassait l'indemnisation maximale autorisée par ce fonds.
D'autres problèmes potentiels se posent également. L'ancien directeur du comité, Nesrin Lushta, a déclaré au Balkan Investigative Reporting Network en 2022 qu'il n'était pas possible de payer pour des crimes commis avant la création du programme. De plus, dans le système actuel, les bénéficiaires ne peuvent pas rester anonymes. Or, l'absence d'anonymat est un facteur dissuasif majeur pour les victimes de l'UCK, qui sont parfois encore considérées comme des traîtres. Toutes les victimes participant à l'affaire Mustafa ont ainsi bénéficié de l'anonymat.
Les Chambres spécialisées du Kosovo elles-mêmes ont connu des problèmes importants d'intimidation de témoins depuis sa création. Elles fonctionnent selon la loi du Kosovo, mais sont basées à La Haye et son personnel est international afin d'éviter toute interférence. Les premières condamnations prononcées par ce tribunal ont d’ailleurs été là-dessus. Deux anciens dirigeants de l'Organisation des anciens combattants de l'UCK, Hysni Gucati et Nasim Haradinaj, ont été reconnus coupables d'obstruction à la justice, d'intimidation et de divulgation non autorisée d'informations confidentielles, en mai 2022. Ils ont été condamnés à quatre ans et demi de prison et à une amende de 100 euros. La peine a été réduite en appel à quatre ans et trois mois d'emprisonnement.
Les réparations ne sont pas sexy
Le financement des réparations et d'autres initiatives de justice transitionnelle est un problème qui affecte les régions sortant d'un conflit. "Ce n'est pas aussi sexy que la justice pénale", déclare Igor Cvetkovski, de l'Organisation internationale pour les migrations. Cvetkovski a travaillé sur les réparations dans le monde entier, de l'Allemagne à la Colombie, et il critique la communauté internationale pour laisser souvent la restitution au second plan.
Blakaj, de son côté, souligne que les montants accordés par les Chambres spécialisées sont nettement plus élevés que ceux accordés aux victimes dans le cadre de procédures civiles en Serbie et au Kosovo ou par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) des Nations unies. "Cela crée une énorme discrimination parmi les victimes", dit-il. Bien que les montants accordés soient importants au regard du niveau économique au Kosovo, Pues fait cependant remarquer que ce ne sont pas des sommes exceptionnelles. "Cela correspond à ce à quoi ils auraient eu droit s'ils avaient reçu une pension de guerre", précise-t-elle.
Le montant des indemnités versées aux membres de l'UCK blessés lors de leur participation au conflit a été pris en compte par les KSC dans leur évaluation des réparations. Un rapport d'expert commandé par le tribunal pour déterminer les réparations, connu sous le nom de rapport Lerz, détaille les différentes prestations auxquelles les anciens combattants ont droit.
Le Kosovo dispose d'autres programmes de réparation. Après des années de lobbying de la part des militants, le gouvernement offre désormais une allocation mensuelle de 230 euros aux victimes d'abus sexuels pendant le conflit, un montant qui est juste inférieur au salaire moyen. Les organisations de défense des droits de l'homme estiment qu'il pourrait y avoir jusqu'à 20 000 victimes. Plusieurs hauts responsables de l'armée yougoslave ont été condamnés par le TPIY pour avoir supervisé des agressions sexuelles en tant que forme de persécution.
Le montant de 207 000 euros des KSC n'est pas définitivement réglé non plus. La défense dispose encore de plusieurs jours pour faire appel de l'ordonnance de réparation et la condamnation fait également l'objet d'un appel. Si la chambre d'appel réduisait la responsabilité de Mustafa à l'égard des victimes ou concluait qu'il n'était pas impliqué dans tout ou partie des événements, le montant des réparations pourrait être réduit. Entre-temps, les victimes attendront.