Dans l'État de Victoria, au sud-est de l'Australie, durant deux semaines et jusqu’au lundi 15 mai, la Commission "Yoorrook" a tenté de comprendre pourquoi les réformes restent lentes et ténues alors que les Aborigènes continuent de faire face à des incarcérations fréquentes, au racisme de la police, à un système judiciaire hostile et à la brutalité dans les prisons pour mineurs - 30 ans après la Commission royale sur les décès d'Aborigènes en détention.
Après les témoins et des victimes du système de protection de l'enfance, des fonctionnaires et des agents de l'État de Victoria, c'est au tour des agents en charge de l’application de la loi d’être confrontés à l’exigence de vérité sur les injustices subies par les peuples autochtones.
La police présente ses excuses et admet le racisme
Le 8 mai, c’est le plus haut gradé de la police de l'État de Victoria, le commissaire en chef Shane Patton, qui est venu "présenter des excuses formelles et sans réserve" pour les actions de la police "qui ont causé ou contribué au traumatisme subi par tant de familles dans notre juridiction". Patton a admis que la police de Victoria continuait à causer des préjudices aux Aborigènes et que son action était "marquée par un racisme systémique et structurel".
Ces excuses étaient importantes, venant de cette force qui a joué un rôle central dans la dépossession et l'expulsion des autochtones, dès les premiers temps de la colonisation. Eleanor Bourke, présidente de Yoorrook, a déclaré à Patton : "Le racisme systémique, les attitudes racistes et les actions discriminatoires de la police au cours des 170 dernières années ont été perpétués dans le but de nous faire disparaître, nous, les Peuples Premiers". Les commissaires lui ont remis un bouclier, pour qu'il l’accroche dans son bureau comme un "symbole de l'attente" qu'il tienne sa promesse de changement au sein des forces de police.
"Ce n'est pas suffisant"
Les commissaires ont interrogé Patton sur les efforts déployés pour lutter contre le racisme au sein de la police. Patton a déclaré qu'après avoir rendu obligatoire la formation à la sensibilisation culturelle pour les agents de la police victorienne en juillet 2022, seuls 12 % des agents avaient suivi cette formation au mois de mars dernier. "Ce n'est pas suffisant (...) vos excuses portent sur 170 ans et pourtant nous n'avons droit qu'à 3,5 heures [de formation à la sensibilisation culturelle]", a commenté la commissaire Sue-Anne Hunter. La commissaire Maggie Walter a déclaré que les modules de formation étaient "négatifs et péjoratifs et qu'ils avaient un impact sur la façon dont les officiers de police qui sortent [dans la communauté] voient ces personnes". En particulier, les modules de formation de la police présentés à la Commission contenaient des affirmations selon lesquelles certains Aborigènes considèrent que faire partie des "générations volées" [les enfants enlevés de force à leurs parents, NDLR] est "la meilleure chose qui leur soit arrivée" et que la "vengeance" est une pratique culturelle centrale chez eux.
La Commission s'est ensuite intéressée à la procédure de dépôt des plaintes concernant les comportements des policiers. Un rapport publié en 2022 par l'organisme victorien de lutte contre la corruption a révélé que les Aborigènes déposaient peu de plaintes en raison d'un "manque de confiance". Le même rapport a indiqué que "dans 85 % des cas, l'agent chargé de l'enquête a fait état d'un conflit d'intérêts en rapport avec les questions renvoyées (...) à la police". Parmi les plaintes déposées par les Aborigènes de Victoria, près de la moitié concernaient des agressions et un usage excessif de la force. Cependant, aucune d’elles n'a été corroborée par la police de Victoria. Le rapport précise que la police a minimisé la gravité des allégations et n'a pas communiqué de manière adéquate avec les plaignants.
Patton a affirmé à Yoorrook que, en dépit de ce passif, la police de l'État de Victoria et lui-même étaient désormais ouverts à un contrôle indépendant. La procureure générale de l'État de Victoria, Jaclyn Symes, a déclaré à la Commission que le gouvernement allait "discuter" d'un nouveau modèle de plainte, sans pouvoir s’engager plus avant.
Explosion des taux d’incarcération des Aborigènes
Et c’est le jour même de l'annonce, ce lundi 15 mai, jour de la mort d'un Aborigène en détention dans l'État de Victoria, que le ministre de l'Administration pénitentiaire, Enver Erdogan, s'est présenté devant la Commission pour rendre compte de l'explosion des taux d'incarcération des Aborigènes et du rôle des prisons dans l'enracinement de l'injustice systémique à laquelle sont confrontés les Peuples Premiers de l'État de Victoria.
Dans sa présentation, il a détaillé l’augmentation des taux d'incarcération. Au cours de la décennie qui s'est achevée en juin 2020, le nombre d'Aborigènes incarcérés dans les prisons du Victoria a augmenté de 148 %, contre 58 % pour la population générale. Au cours de la même période, le nombre d'Autochtones entrant en prison sans avoir été condamnés a augmenté de 560 %, contre 310 % pour les autres.
La présidente Bourke, prenant la parole après les excuses d'Erdogan, a déclaré pour sa part que la sur-incarcération "est le produit de choix politiques délibérés faits par des gouvernements et des politiciens, conscients du mal que leurs choix causent. Ces choix insultent les contributions d'un grand nombre de nos concitoyens qui ont fait de nombreuses recommandations et pris de nombreux engagements pour faire le contraire".
Auparavant, les commissaires avaient exprimé leur frustration face à la décision du gouvernement de dépenser 1,1 milliard de dollars pour la construction d'un centre de détention provisoire, qui reste vide malgré son achèvement, alors que les organisations autochtones ont-elles-mêmes des difficultés à obtenir de plus petites sommes d'argent.
Des enfants soumis à l'isolement
Malgré les appels lancés en 2019 par le médiateur de l'État de Victoria pour interdire cette pratique, l'isolement reste fréquent dans les centres pour mineurs, exacerbé par le manque de personnel. À la fin de l'année dernière, des lanceurs d’alerte du centre pour mineurs de Melbourne ont décrit la pratique consistant à enfermer les enfants dans leur chambre pendant 22 heures ou plus par jour, sans contact humain. L'isolement était "si répandu", a déclaré un lanceur d’alerte, que "les garçons menaçaient de se suicider pour pouvoir être mis sous observation constante, et avoir quelqu'un à qui parler à la porte de leur cellule".
En janvier dernier, l'État de Victoria n'a toujours pas respecté le délai fixé pour la mise en place d'un mécanisme indépendant de contrôle de la détention, contrairement aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Erdogan a admis auprès de la Commission que "l'isolement ne devrait jamais être utilisé comme une forme de punition et seulement en dernier recours". Selon lui, l'ouverture d'un nouveau centre de détention pour jeunes mineurs pourrait contribuer à solutionner les problèmes de personnel que rencontre son département.
Les retards de la réforme législative
Depuis le début des enquêtes de la Commission Yoorrook sur le système de justice pénale, les lois sur l'ivresse publique, les dispositions en matière de libération sous caution et d'âge de la responsabilité pénale se sont révélés être des éléments qui renforcent et perpétuent l'injustice systémique à laquelle sont confrontés les Peuples Premiers dans l’État du Victoria.
La procureure générale Symes est venue répondre devant la Commission de la conduite du gouvernement dans ces domaines et de l’avancée des projets de réforme. "Il s'agit de la question la plus urgente de mon portefeuille", a-t-elle assuré, soulignant l'engagement du gouvernement à assouplir les lois de l'État de Victoria sur la mise en liberté sous caution, qui, après leur introduction en 2018, ont été à l'origine d'une augmentation considérable du nombre d'Autochtones en prison et, par ricochet, de l’augmentation du nombre d'enfants placés. Le gouvernement s'est engagé à modifier les lois en mars après qu'elles ont été fortement critiquées dans un rapport sur la mort de Veronica Nelson, décédée en garde à vue alors qu'elle était en détention provisoire pour un simple vol à l'étalage.
Symes est devenue procureure générale en 2020. Selon elle, le gouvernement était conscient en 2018 que la population carcérale augmenterait du fait de la nouvelle loi, mais elle a fait valoir qu'à l'époque, "la communauté attendait du gouvernement qu'il agisse avec force", en réponse à un incident violent qui a entraîné l’affermissement des conditions de mise en liberté sous caution. Cette événement, à l’issue duquel le point de vue des organisations autochtones a été ignoré au profit d'une approche jugée populiste de la lutte contre la criminalité, a incité la Commission à poser la question suivante : « Comment protéger la communauté autochtone contre ce type de prise de décision à l'avenir ? »
Près de 30 ans après la recommandation du rapport de 1991 de la Commission royale sur les décès d'Aborigènes en détention, le gouvernement de l'État de Victoria a pris en 2020 des mesures pour abroger la législation sur l'ivresse publique à la suite d'un autre rapport d’enquête, sur le décès en détention de Tanya Day en 2017. Les réformes tant attendues ont été retardées en raison de l'opposition de l'Association de la police, qui a qualifié l'abrogation de "dangereuse". Symes a décrit la décision de retarder la mise en œuvre de cette abrogation comme quelque chose dont elle n'était « pas particulièrement fière. »
Il est désormais prévu que les lois soient abrogées en novembre et remplacées par une réponse axée sur la santé. Symes a salué l'abrogation comme "une réponse directe au plaidoyer des parties prenantes Aborigènes". Malgré le soutien du commissaire de police Patton, les lois se sont heurtées à la résistance de l'opposition et d'une partie des médias. Le ministre Erdogan lui-même a évoqué devant la Commission les difficultés rencontrées dans la libéralisation des dispositions relatives à la justice pénale : "Il est très facile pour des personnes opportunistes de modifier l'opinion publique sur ces questions [d'ordre public], mais je pense (...) que la meilleure démonstration consiste à mettre en place des systèmes qui responsabilisent les Autochtones et à voir que cela fonctionne et conduit à de meilleurs résultats, de sorte que nous ayons la preuve que cela fonctionne".
Atteindre les normes internationales... en 2027
Sur la question de l'âge de la responsabilité pénale, Symes a admis que le gouvernement n'avait pas répondu aux attentes en annonçant une réponse échelonnée selon laquelle l'âge passerait de 10 à 12 ans en 2024 et atteindrait la norme internationale de 14 ans… en 2027, après les prochaines élections. Interrogée par le commissaire Travis Lovett, Symes a admis que les principes d'autodétermination des Aborigènes n'avaient pas été appliqués.
La commissaire Sue-Anne Hunter a déclaré que ce retard "est vraiment contraire à l'avis des organisations autochtones et des professionnels juridiques et médicaux du développement de l'enfant (...) ce sont les enfants autochtones qui risquent le plus d'être affectés par cette mesure". En outre, la Commission a appris que l'engagement de 2027 ne sera pas inclus dans la législation visant à relever l'âge à 12 ans, ce qui rendra la réforme vulnérable aux changements de politique, aux calculs politiques ou à un changement de gouvernement.
Symes et le gouvernement victorien ont fait valoir que, bien qu’ils ne soient pas "idéaux" et que les besoins des enfants seraient mieux servis par "une approche thérapeutique tenant compte des traumatismes", les programmes de justice restaient nécessaires dans l'intervalle.
Et bien que, devant la Commission, le gouvernement s'est engagé à des réformes significatives, des doutes subsistent. La commissaire Hunter a exprimé sa frustration : "Cela fait 30 ans que nous avons des recommandations, mais il faut la mort d'un Aborigène pour que les gens se rendent compte de l'impact que les lois ont sur la communauté."
CRÉATION D'UNE NOUVELLE COMMISSION VÉRITÉ DANS LE QUEENSLAND
Alors que la Commission Yoorrook s'apprête à remettre en août un rapport intermédiaire sur les enquêtes qu'elle mène sur les systèmes de justice pénale et de protection de l'enfance, l'État du Queensland, dans le nord du pays, a adopté le 10 mai une loi prévoyant la création de sa propre commission de la vérité.
Craig Crawford, ministre du Queensland chargé des partenariats avec les Aborigènes et les insulaires du détroit de Torres, a déclaré que cette "enquête de guérison" examinerait "tout ce qui s'est passé autour de la colonisation - les guerres frontalières, les massacres, tout, jusqu'à aujourd'hui".
Des séances de consultation communautaire seront organisées jusqu'en novembre pour aider à déterminer la structure et la conception de la commission de vérité. La commission devrait fonctionner pendant trois ans.