Il reste des dizaines de victimes à entendre, la comparution des témoins n’a pas encore eu lieu, ni les plaidoiries. Difficile d’entrevoir la fin de ce procès de masse qui s’est ouvert à Conakry le 28 septembre 2022. Onze prévenus se trouvent aujourd’hui dans le box des accusés, soupçonnés d’avoir joué un rôle dans la répression d’un meeting de l’opposition qui avait fait plus de 150 morts, en 2009. Or, alors que le huitième mois de procès vient de se terminer, les avocats ont décidé de boycotter les audiences à partir du lundi 29 mai. Ils réclament une aide juridictionnelle pour leurs clients et une amélioration de leurs conditions de travail. Qu’ils soient de la défense ou constitués au nom des parties civiles, ils font front commun et affichent une unité jamais vue jusque-là.
Le mécontentement couvait depuis plusieurs mois, mais il a été révélé au public dans une lettre adressée le 17 mai au ministre de la Justice. « L’étendue des tâches, la complexité du dossier et le temps que prend le déroulement de ce procès nécessitent le paiement d’honoraires supplémentaires que nos clients ne sont pas en mesure de supporter », y écrivent les avocats.
« Ce n’est pas sérieux »
Du lundi au mercredi, trois jours par semaine, Paul Yomba Kourouma se rend au tribunal criminel de Dixinn pour défendre Aboubacar Diakité, dit « Toumba », ancien aide de camp de Moussa Dadis Camara, chef de la junte à l’époque des faits. Jusqu’à présent, Me Yomba n’a pas reçu un franc guinéen (GNF) de la part de son client. Après que Toumba eut tenté, le 3 décembre 2009, de tuer son patron, « sa tête a été mise à prix », raconte Me Yomba. « Il a tout perdu, il n’a absolument rien. » Aujourd’hui, l’avocat a été désigné par ses confrères et consoeurs comme le porte-parole du mouvement de protestation.
« Un procès de cette nature est toujours subventionné par l’État », affirme-t-il, citant comme exemple le procès de Hissène Habré, au Sénégal, en 2015. « Quand j’ai critiqué l’impréparation [du procès à Conakry], on m’a dit que tout était prêt. Mais regardez nos conditions de travail, on dirait des écoliers, on ne peut même pas placer un ordinateur et nos affaires sont par terre. » Les tables réservées aux avocats sont trop exiguës, dénonce-t-il, et pas assez nombreuses. Certains conseils se retrouvent installés comme « des spectateurs ». « Ce n’est pas sérieux », brocarde Me Yomba.
Du côté des conseils des parties civiles, on assure surtout soutenir les revendications concernant les conditions de travail, qui seraient les plus faciles à satisfaire. Alors que ce procès s’est ouvert après treize longues années d’attente, il ne faudrait pas donner un prétexte aux autorités pour l’arrêter, confie-t-on.
Le blocage
Le ministère de la Justice se retranche derrière une logique implacable. « La situation est simple. Quand vous êtes avocat, vous avez une convention avec votre client, donc votre client a la responsabilité d’assurer vos honoraires. » Il y a une exception, explique son porte-parole, Lansana Traoré : l’avocat commis d’office qui, lui, doit être rémunéré par l’État. Dans ce procès, il y en a un seul. Pour les autres conseils, « l’État n’a pas l’obligation de venir en aide à ces avocats ».
Une solution médiane pourrait être proposée.« Suivant les démarches qu’ils [les avocats] ont menées auprès du département, ce dernier est en train de voir la possibilité de leur accorder des primes », explique Traoré. Mais cette mesure, qui n’a pas encore été validée par le ministère, est déjà rejetée par les avocats.« Nous ne sommes pas des gens à primer mais à honorer, à payer », réagit Me Yomba.
L’avocat est devenu une star en Guinée, voire dans la sous-région. Il est réputé pour ses envolées lyriques. A partir du 29 mai, « les ouvriers n’iront plus au travail », métaphorise ce ténor du barreau. « Les juges n’ont qu’à juger s’ils le peuvent ainsi. Nous ne reviendrons que lorsque [nos revendications] se seront matérialisées, mais nous n’accepterons aucune promesse, rien, absolument. »
L’avocat n’a pas de mots assez durs à l’égard du ministre de la Justice, Alphonse Charles Wright, qu’il décrit comme victime de « l’usure du pouvoir ». « C’est quelqu’un que nous ne reconnaissons même plus. C’est une aide [que nous demandons], ce n’est pas de la mendicité au bénéfice de nos clients. Une loi l’institue. »
Ce 29 mai, comme annoncé, il n’y a donc pas eu d’audience. « Aucun avocat commis d’office n’acceptera de prendre ce dossier, au vu des mauvais traitements subis par ses prédécesseurs », prévient Me Yomba. Et si certains voulaient tout de même s’y risquer, le blocage ne pourrait être évité, dit-il : « Il faudra reprendre le procès à zéro, parce que les commis d’office ne connaissent pas les pièces de la procédure, ils auront besoin de plusieurs mois pour les étudier. »
Un procès à court de financement
Cette interruption inquiète l’Organisation guinéenne de défense des droits de l'homme et du citoyen (OGDH), partie civile dans le procès. Son chargé de communication, Alseny Sall, invite les autorités à trouver une solution d’urgence. « Cela risque de perturber le bon déroulement de ce procès emblématique. Nous comprenons par ailleurs les revendications des avocats. Nous espérons qu’ils parviendront à un accord. » C’est dans l’intérêt même de la junte militaire au pouvoir, soutient-il, celle-ci ne pouvant se priver de ce procès qui contribue largement à son image internationale.
Mais ce refus de l’État de payer les avocats pourrait masquer un problème plus profond de financement. Les autorités ont en effet annoncé mi-mai que le budget serait bientôt épuisé. Selon le coordinateur du comité de pilotage du procès du 28-septembre 2009, Seforé Milimouno, « les 13 milliards 205 millions de GNF (1,4 million euros environ) mobilisés au titre du fonds d’organisation du procès ont presque été utilisés. Ce budget devait couvrir 8 mois de procès. On pensait qu’il n’allait pas durer » plus longtemps. Le 12 mai, le ministre de la Justice a pointé du doigt les partenaires techniques et financiers qui n’ont, selon lui, pas apporté les financements qu’ils avaient promis. « C’est sur le budget de développement national (BND) que le procès est financé », a précisé Alphonse Charles Wright.
En 2018, alors que l’ouverture du procès semblait imminente, le ministre de la Justice de l’époque, Cheick Sako, avait annoncé un budget prévisionnel de plus de 78 milliards de GNF, soit près de 8 millions d’euros. L’État guinéen s’engageait alors à fournir 77% du budget, les États-Unis et l’Union européenne, respectivement, 17% et 5,8%. « Après le dernier comité de pilotage, certains partenaires ont dit qu’ils allaient accompagner la Guinée », tente de rassurer Traoré, le porte-parole du ministère. Mais Sall, de l’OGDH, est moins confiant : « On a discuté avec l’essentiel des partenaires, États-Unis, Union européenne… Leurs priorités pourraient avoir changé. Ce n’est pas très clair de leur côté. On a l’impression que les États-Unis n’ont pas prévu de fonds pour soutenir directement le procès. Et c’est pareil pour l’Union européenne. » Un coup de pouce pourrait venir, selon lui, de la Cour pénale internationale (CPI). « La CPI pourrait peut-être engager un plaidoyer auprès de ces pays. »
Suspension des audiences
Sall se demande si les fonds de départ « ont été gérés judicieusement », alors que le ministre de la Justice a dû, en février, « taper du poing sur la table et bloquer certaines primes [des agents chargés de la sécurisation des audiences] ». Le garde des Sceaux se targue justement d’avoir réussi à faire des économies : « On parlait de 750 agents déployés. Par semaine, cela nous coûtait 419 millions 700 mille GNF. C’était colossal. Moi, je me suis dit qu’il fallait s’assurer que seules les personnes mobilisées sur le terrain touchent les primes. Il a fallu réadapter le plan de sécurisation. C’est ce qui a été examiné et adopté », a rappelé le ministre, le 12 mai.
Pour l’heure, le procès a été suspendu jusqu’au 5 juin.