Aussi contesté soit-il, et quelle que soit la justesse des critiques émises à son encontre, le tribunal chargé de juger les anciens dirigeants khmers rouges, dont le régime a conduit 1,7 million de Cambodgiens à la mort, ouvre des chemins que personne n’aurait prédits à sa naissance en 2003.
Aujourd’hui, à 16 kilomètres de la capitale cambodgienne, l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan (bientôt 84 ans), et l’ancien secrétaire du Parti communiste du Kampuchea et pilier de l’appareil sécuritaire khmer rouge, Nuon Chea (89 ans), font face à des juges cambodgiens et internationaux réunis au sein d’un tribunal hybride parrainé par les Nations unies (CETC).
Condamnés à la prison à vie pour crimes contre l’humanité dans un premier procès dit “002/01” consacré aux déplacements forcés de population et à l’exécution de soldats et fonctionnaires de l’ancien régime, Khieu Samphan et Nuon Chea ont fait appel. Le jugement définitif est attendu d’ici à la mi-2016. Depuis le 17 octobre 2014, ils se défendent dans le procès dit "002/02" contre d’autres allégations de crimes contre l’humanité (mariages forcés, purges, travail forcé…) et de génocide perpétré contre les Vietnamiens et les Chams.
La dimension politique du tribunal au cœur des débats
Dès l’ouverture du procès 002/01, les accusés nient avec aplomb leur responsabilité et bataillent pour donner leur version de l’histoire. Nuon Chea, orateur habile qui impressionne le public par son assurance, déclare qu’il va donner des explications « afin que l’histoire soit mise au service de la vérité et pas d’une tendance politique. [...] Certains faits seulement sont pris en compte par les chambres. On ne discute ici que du corps du crocodile et pas de sa tête ni de sa queue. » En substance, il rejette la faute sur le Vietnam voisin dont l’ambition est « d’annexer, d’avaler le Cambodge et de le vider de sa race ». Quant à Khieu Samphan, il maintient la position qu’il a toujours eue, celle du dignitaire qui ne savait pas. « J’ai occupé une haute position officielle dans le Kampuchea démocratique sans pour autant avoir fait partie du processus de décision et sans pour autant avoir été informé de tout ce qui se passait dans notre pays. »
Leurs équipes de défense, pugnaces, voire agressives, portent le débat sur la dimension éminemment politique du tribunal et dénoncent avec véhémence des interférences du gouvernement cambodgien dans la procédure. A leurs yeux, Phnom Penh ne veut pas de ce tribunal et protège d’anciens Khmers rouges, en refusant par exemple qu’ils soient entendus par les magistrats. Il est pourtant difficile de croire que les CETC soient nées contre la volonté du Cambodge. La machine juridique semble surtout se heurter au choix politique de ne poursuivre qu’une poignée de hauts responsables khmers rouges, en rupture avec les modèles de justice pénale internationale externalisée, de commission vérité et réconciliation, ou même des gacaca au Rwanda.
Débats de société fondamentaux
Impatients de voir les accusés de leurs propres yeux, décidés à comprendre comment des hommes aussi éduqués ont pu diriger le pays vers une telle catastrophe, les Cambodgiens viennent de toutes les provinces assister aux audiences grâce à des bus affrétés gratuitement par le tribunal. Ils sont ainsi plus de 270 000 à avoir suivi les débats depuis le tout premier procès contre le directeur de la prison S21 en 2009. Paysans, étudiants, bonzes, commerçants, responsables locaux…, ils découvrent lors de ces audiences un processus judiciaire exemplaire en comparaison des tribunaux locaux. Ici, ni les victimes, ni les accusés ne corrompent les magistrats pour obtenir un jugement en leur faveur. Les droits de la défense sont respectés, à un point qui les stupéfie parfois. « Pourquoi sont-ils si bien nourris et si bien soignés alors que sous leur régime nous manquions de tout ? » interrogent les visiteurs. « Pourquoi ce procès est-il si long ? Laissez-nous les accusés ! Nous allons nous en occuper. » Neth Pheaktra, infatigable porte-parole des CETC, leur répond que le tribunal ne vise pas la vengeance. « Vous accusez les Khmers rouges d’avoir tué sans jugement et vous voudriez faire pareil ? Vous aussi alors vous êtes Khmers rouges ! » La réplique coupe court à toute idée de revanche. Quand les visiteurs ne comprennent pas pourquoi seuls les plus hauts responsables sont poursuivis, Pheaktra rétorque : « Si on arrêtait tous les Khmers rouges, ça ferait beaucoup. Et que vous diraient les criminels locaux ? Qu’ils obéissaient aux ordres des supérieurs ! » Même d’anciens Khmers rouges trouvent leur intérêt dans ces procès : « A l’époque nous pensions travailler pour la nation or les Khmers rouges sont poursuivis en justice. Nous avons confiance dans ce tribunal pour qu’il fasse la lumière sur le fait que les anciens Khmers rouges ne sont pas tous responsables de crimes. »
Une réalité incontestable
Au-delà de ces discussions qui traversent depuis plusieurs années maintenant la société cambodgienne ; au-delà de la reconnaissance des victimes qui sont partie aux procès pour la première fois dans la justice pénale internationale et dont les récits bouleversants constituent des témoignages cruciaux ; au-delà des réparations collectives et symboliques qu’elles obtiennent (par exemple une journée nationale de commémoration) ; au-delà enfin de la désignation des responsables ; le résultat le plus tangible de cette justice transitionnelle demeure probablement que la réalité du régime khmer rouge n’est plus contestée. Elle est inscrite dans les manuels scolaires.
Certains se demandent même dans quelle mesure le travail des CETC ne contribue pas aussi à une transition politique dans un pays où la menace d’un retour des Khmers rouges et du chaos était brandie à chaque campagne électorale. « Le tribunal a aidé le pays à comprendre que la période khmère rouge était passée » analyse la journaliste américaine Elizabeth Becker, après avoir été entendue comme témoin-expert au procès 002/01. Désormais, les Cambodgiens osent davantage manifester et réclamer plus de justice, de transparence et de démocratie.