Alors que Ben Roberts-Smith était allongé, prenant le soleil au bord d'une piscine de Bali, le juge Anthony Besanko de la Cour fédérale d'Australie mettait la dernière main à un jugement de 726 pages, publié le lundi 5 juin, qui confirmerait la déchéance de Roberts-Smith, passé du statut de héros national à celui de criminel "insensible et inhumain", qui a "déshonoré son pays" en commettant, à de multiples reprises, le crime de guerre de meurtre alors qu'il était déployé en Afghanistan au sein des forces spéciales australiennes (SAS).
La procédure, qui a été la plus longue de l'histoire de la Cour fédérale, concernait des allégations faites dans trois journaux en 2018 selon lesquelles Roberts-Smith avait, entre autres, poussé d'un coup de pied un civil afghan non armé du haut d'une falaise et demandé à un soldat sous son commandement de l'abattre ; fait pression sur un soldat inexpérimenté des forces spéciales pour qu'il exécute un Afghan âgé et non armé ; et tué un prisonnier non armé portant une prothèse de jambe en le mitraillant à bout portant.
Bien que ce verdict ait été rendu au civil dans le cadre d'un procès en diffamation, Roberts-Smith et les ceux dont les actes perpétrés en Afghanistan ont été rendus publiques lors de ce procès sont passibles de poursuites pénales. Le juge Besanko a estimé que le récipiendaire de la Croix de Victoria a menti à son procès, "afin de résister à des conclusions qui pourraient avoir une incidence sur la poursuite de l'action engagée contre lui". Il a souligné que "la reconnaissance d'un comportement criminel [lors d'un procès civil] induit une 'augmentation de la probabilité que l'auteur présumé fasse l'objet de poursuites [pénales]".
Seuil de la preuve le plus élevé
Selon Roberts-Smith, les articles de presse publiés véhiculaient diverses imputations diffamatoires, notamment qu'il avait "commis des meurtres" à de nombreuses reprises contrevenant aux conventions de Genève et à la législation de l'Australie, qu'il avait autorisé des exécutions illégales et qu'il avait "frappé" un civil non armé. Ses avocats ont également plaidé que les médias véhiculaient à tort l’idée selon laquelle Roberts-Smith "avait enfreint les règles morales et juridiques de l'engagement militaire et était donc un criminel".
Roberts-Smith demandait des dommages et intérêts majorés, le retrait des articles des sites Internet des médias concernés et une injonction permanente interdisant la publication des imputations diffamatoires, ce qui aurait eu pour effet d'empêcher la publication de tout autre reportage sur les allégations de crimes de guerre à l'encontre de l'ancien soldat.
Les journaux se sont défendus en faisant valoir que les allégations étaient vraies - une défense notoirement difficile à prouver dans le cadre de la loi australienne sur la diffamation. Les journaux devaient apporter la preuve que, selon toutes probabilités, "une partie importante" des imputations était vraie. Compte tenu de la gravité des allégations, le degré de satisfaction exigé par le juge était élevé : "Lorsqu'il s'agit d'un délit potentiel... l'exactitude de la preuve est requise", a souligné le juge Besanko.
"Ce qui est caractéristique de cette affaire, c'est que non seulement l’affaire Roberts-Smith a conduit à des conclusions réalistes sur les crimes plutôt qu'à des soupçons raisonnables de criminalité, mais aussi que les journaux ont été en mesure d'établir la réalité de cette conduite de façon substantielle", explique le professeur David Rolph, de l'université de Sydney.
"Pour prouver un comportement criminel réel, comme [les journaux] sont parvenus à le faire, il a fallu établir que Ben Roberts-Smith a réellement assassiné des personnes, qu'il a été complice du meurtre de personnes et qu'il a réellement commis des crimes de guerre. C'est beaucoup plus difficile sur le plan médico-légal que de simplement démontrer qu'il existe un soupçon raisonnable de ces actes", ajoute Rolph.
C'est pourquoi, en statuant en faveur des journaux, le juge Besanko a également conclu qu'il était exact que Roberts-Smith était un criminel qui avait "enfreint les règles juridiques de l'engagement militaire" et commis de multiples crimes de guerre.
« Baptême du sang »
Le jugement civil comprend donc une conclusion établissant que des crimes de guerre ont été commis en vertu du droit australien et international.
Le dimanche de Pâques 2009, Roberts-Smith et sa troupe ont reçu l'ordre d'attaquer une enceinte portant le nom de code « Whiskey 108 ». Les individus 14 et 24 [les identités des soldats du SAS sont protégées] ont témoigné devant la presse que, avant la mission, elles avaient entendu l’individu 5 (le commandant de la troupe et ami proche de Roberts-Smith) annoncer devant le groupe qu’ils allaient « faire le baptême du sang du bleu », en référence à l’individu 4, un nouveau membre de la troupe de Roberts-Smith.
Après avoir sécurisé l'enceinte, les soldats ont découvert un tunnel dans une cour. Le juge Besanko a reconnu comme crédibles les témoignages recueillis par la presse selon lesquels deux Afghans sont sortis du tunnel, se sont rendus et ont été placés sous le contrôle des troupes australiennes. L'un des hommes était âgé et l'autre avait une prothèse de jambe.
L’individu 24 a témoigné qu'à peu près à ce moment-là, elle a vu Roberts-Smith sortir de l'enceinte en tenant l'homme âgé. Il a entendu l’individu 5 crier à l’individu 4 : "Viens ici. Viens ici tout de suite." À ce moment-là, Roberts-Smith s'est approché de l’individu 41, qui fouillait une pièce, et lui a demandé de lui prêter son silencieux. Il poursuit :
"[Roberts-Smith] est alors descendu et a attrapé l'homme afghan par le col de sa chemise, l'a soulevé et l'a fait avancer de quelques mètres [de sorte] qu'il se trouve en face de l’individu 4. Il lui a ensuite donné un coup de pied, derrière les genoux, jusqu'à ce qu'il s'agenouille devant l’individu 4. Il a pointé du doigt l'Afghani [sic] et a dit à l’individu 4 : "Tirez !"
Après avoir détourné le regard, l’individu 41 s'est retourné, pour constater que l’individu 4 était debout "en état de choc", avec "un Afghan mort à ses pieds".
Le récit de Roberts-Smith, "hautement improbable"
En outre, 41 a déclaré à la cour que, après avoir quitté l'enceinte pour fouiller une autre zone, il a vu Roberts-Smith [qu’il appelle BRS] s'approcher. Il tenait sa mitraillette à bout de bras et "faisait marcher [un] Afghan par la peau du cou avec son bras gauche". Il s'agissait de l'homme à la jambe artificielle.
"BRS a jeté l'Afghan au sol. Il a atterri sur le dos. [BRS] s'est baissé, l'a saisi par l'épaule, l'a retourné sur le ventre, et je l'ai vu baisser sa mitraillette et tirer trois à cinq balles dans le dos de l'homme. Après avoir fait cela, il a levé les yeux et m'a vu, il m'a regardé et m'a dit : "Tout va bien ? Est-ce que tout va bien ? Je lui ai répondu : "Oui, mon pote, pas de problème".
La prothèse de jambe de l'homme s'est ensuite retrouvée sur la base des SAS, où elle a été montée et utilisée comme récipient à boire.
Le juge Besanko a estimé que la version des événements présentée par les journaux et décrite ci-dessus était véridique, et a vivement critiqué la déposition de Roberts-Smith et de ses témoins. Grâce à un prêt accordé par Kerry Stokes, le rival médiatique des journaux poursuivis en diffamation, Roberts-Smith a payé les frais d'avocat des individus 5, 29 et 35, qui ont tous témoigné en faveur de sa version des événements. Besanko a estimé que le récit de Roberts-Smith était "hautement improbable" et qu'il avait des raisons de mentir, notamment "pour résister à des conclusions qui pourraient avoir une incidence sur l'action pénale engagée à son encontre".
Le meurtre d'Ali Jan
Un autre événement est documenté en détail dans l'arrêt. Le 11 septembre 2012, Roberts-Smith a participé à une mission dans le village de Darwan, à la suite de renseignements indiquant qu'un soldat afghan déloyal se trouvait ou s'était trouvé dans le village.
Vers la fin de la mission, Roberts-Smith et d'autres soldats « nettoyaient » la zone. Dans une enceinte d’habitation, ils ont trouvé trois hommes en âge de se battre, qui ont été menottés et mis hors de combat. L'un des hommes s'appelait Ali Jan.
Un témoin afghan, Mohammed Hanifa, a déclaré à la Cour, depuis un lieu sécurisé de Kaboul, qu'il avait été emmené à l'extérieur avec Ali Jan et interrogé par les Australiens. Il s'est souvenu avoir reçu des coups de poing et des coups de pied de la part du "grand soldat" alors qu'il était plaqué contre un mur. Un autre témoin afghan, Shahzada Faith, a décrit avoir vu "le grand soldat" forcer Ali Jan à se lever et le faire marcher jusqu'au bord d'un escarpement surplombant le lit d'un ruisseau asséché.
L’individu 4 a déclaré au tribunal qu'Ali Jan avait été placé dos à la grande pente et qu'il était tenu par l’individu 11. À ce moment-là, Roberts-Smith "s'est avancé et a donné un coup de pied à [Ali Jan] dans la poitrine... [il] a été catapulté en arrière et a dévalé la pente". L’individu 4 a vu le visage d'Ali Jan heurter un rocher dans sa chute, ce qui lui a fait perdre un certain nombre de dents. Après qu'Ali Jan a été remis sur pied, il a vu l’individu 11 avoir une conversation rapide avec Roberts-Smith. Après avoir entendu des coups de feu, il s'est retourné pour voir l’individu 11 avec son fusil levé à côté d'un cadavre.
Lorsque l’individu 4 a revu le corps plus tard, les menottes avaient été enlevées et une radio placée sur le cadavre afin d'indiquer qu'Ali Jan avait été un combattant. Le cadavre a été photographié dans cet état et utilisé pour étayer un rapport officiel des événements selon le scénario convenu par les soldats après la mission.
Comme pour les incidents de Whiskey 108, le juge Besanko a estimé que le dossier de Roberts-Smith contenait "un certain nombre d'invraisemblances" et qu'il avait "longuement discuté des preuves" avec l’individu 11, avant le procès.
Les journaux ont également pu prouver que Roberts-Smith avait commis un autre meurtre lors d'une mission dans le village de Chinartu en octobre 2012. Le tribunal a estimé que "par l'intermédiaire d'un interprète, [BRS] a ordonné à l’individu 12 de tirer sur un Afghan qui était détenu [...] Roberts-Smith a été complice et responsable d'un meurtre".
Enquête en cours pour crimes de guerre
L'arrêt rendu dans l'affaire de diffamation marque le début de la fin de l'examen des crimes de guerre en Australie. Les médias qui ont été les premiers à porter les allégations de crimes de guerre à la connaissance du public se sont avérés en grande partie confortés, bien qu’ils aient désignés l'un des soldats australiens les plus décorés comme un criminel de guerre et révélant la complicité d'autres membres du SAS.
La professeure Melanie O'Brien, de l'université d'Australie occidentale, explique que "c'est ce qui rend cette affaire si intéressante, car [la contestation de crimes de guerre dans le cadre d'un procès civil] est quelque chose qui n'a jamais été vu auparavant … Même si ce n'est certainement pas la façon habituelle de traiter de crimes de guerre".
Cependant, alors que les détails habituellement sensibles de ces incidents ont fait l'objet d'une audience publique et à fort écho, l'enquête officielle sur les crimes de guerre se poursuit. Des représentants de la police fédérale et du bureau des enquêtes spéciales (OSI) ont assisté à l'intégralité du procès, et il a été indiqué au cours des audiences que Roberts-Smith faisait l'objet d'une enquête de l'OSI.
Bien que les preuves fournies lors du procès civil ne seront pas directement admissibles devant un tribunal pénal, en lançant cette affaire de diffamation, Roberts-Smith s'est enfermé de lui-même dans une version des faits jugée par un juge comme n'étant pas crédible et comme étant le résultat d'une connivence. Les efforts déployés pour dissimuler des preuves et intimider des témoins peuvent être considérés comme une preuve de la conscience de la culpabilité. En effet, comme le dit O'Brien, "la première chose que nous pourrions voir, c'est des accusations portées pour avoir menacé des témoins".
L'enquête se poursuivra en dehors de la sphère publique, mais l'affaire civile très médiatisée implique effectivement un certain nombre d'autres anciens soldats qui ont témoigné. L'OSI a déclaré au Sénat en mai qu'il "traitait actuellement une quarantaine d'affaires".