En juin, une commission d'enquête du Comité des Droits de l'Homme des Nations unies a publié un rapport détaillant les violations "systématiques" des droits de l'Homme par le gouvernement de l'Erythrée. Le rapport de 500 pages décrit un système répressif où les gens sont régulièrement arrêtés, détenus, torturés ou portés disparus et tués.
Le 2 juillet, le Comité des Droits de l'Homme a étendu le mandat de cette commission afin de déterminer si de tels abus pourraient constituer des crimes contre l'humanité.
La commission n'a pas obtenu la permission du gouvernement érythréen pour se rendre dans le pays, et ses demandes d'informations n'ont reçu aucune réponse, selon elle.
JusticeInfo.net s'est entretenu avec Mike Smith, président de la commission d'enquête sur l'Erythrée du Comité des Droits de l'Homme
JusticeInfo.net : De quelles sortes de crimes parlez-vous dans votre premier rapport ?
Mike Smith : Nous affirmons qu'il existe toute une série d'abus aux droits humains qui dérivent largement du fait qu'il n'y a pas de véritable Etat de droit dans le pays. Il n'y a aucune législature indépendante, aucun tribunal indépendant auquel les gens puissent se référer en cas d'atteinte à leurs droits. (…) Cela peut mener à des exemples de torture ou de détention arbitraire. Cela peut signifier que quiconque critique le pouvoir ou soulève une question politique pourrait se retrouver en péril, risquant l'arrestation ou l'emprisonnement pour un temps indéfini. Très souvent, les personnes ayant séjourné en prison ne savent pas pourquoi ils y sont. Ils ne savent pas combien de temps ils y resteront. Leur détention dure parfois des semaines, parfois des années.
Ensuite, il y a le service national. Après avoir, dans un premier temps, établi un système où chacun, à l'âge de 17 ou 18 ans, est astreint à un service national de 18 mois, celui-ci a été étendu en engagement illimité. Ainsi, de nombreuses personnes font leur service militaire à cet âge mais ne sont ensuite jamais libérés. Nous sommes tombés sur des exemples de personnes qui sont restés 10 ou 15 ans dans l'armée avant de finalement franchir la frontière, car ils en avaient par-dessus la tête. Nous parlons d'un système de contrôle et d'autorité si envahissant qu'il entrave le libre exercice des droits humains dans de nombreux domaines. Dans les prisons ou en détention, les gens sont gravement maltraités et même torturés dans certains cas. Et la torture est l'un de ces crimes qui, s'il est étendu et s'il fait partie de la politique gouvernementale, peut être classé en tant que crime contre l'humanité.
JusticeInfo.net : Le gouvernement érythréen dément et affirme qu'il s'agit de mensonges. Comment pouvez-vous enquêter correctement lorsque le gouvernement refuse de vous accueillir ?
MS : En fait, nous avons voyagé dans des endroits où il y avait des communautés érythréennes plutôt significatives et nous avons demandé à ces personnes de nous parler de ce qu'il leur était arrivé. (…) Nous avons interrogé plus de 550 personnes pour notre rapport et nous avons récolté un grand nombre d'histoires. Quand on les assemble les unes aux autres, on obtient un tableau qui restitue la manière dont le pays fonctionne et comment le système opère. Chaque histoire est différente, car personnelle, mais on peut repérer des éléments communs et voir de quoi les gens se désespèrent. C'est à partir de cette base que nous avons tiré des conclusions dans tous les domaines – le système légal, le service national et son fonctionnement, les abus sexuels dans ce contexte, la torture dans l'armée et dans les centres de détention, le manque total de liberté d'opinion et d'expression, les arrestations pour avoir émis une critique modérée au sujet d'un quelconque motif administratif, le fait qu'il n'y ait aucune liberté de presse, qu'un journaliste qui écrit un article critique est arrêté, etc. (…)
Par-dessus tout, il y a ce qu'on pourrait appeler une évidence circonstancielle : il y a un courant très régulier de personnes fuyant le pays. Et ils quittent l'Erythrée, car ils souhaitent échapper à un système qui ne leur donne aucun espoir et qui anéantit leur liberté de choix. (…) Les Erythréens représentent le deuxième plus grand groupe – après les Syriens – alimentant la vague actuelle de demandeurs d'asile. La Syrie est un pays en pleine guerre civile, l'Erythrée non. L'Erythrée est un pays de 3 à 6 millions d'habitants, la Syrie en compte 20 millions. Les proportions sont donc plutôt brutales, dans le sens où le pays fait face à une hémorragie de jeunes fuyant le territoire, alors que l'Erythrée n'est même pas en conflit. C'est évident que quelque chose ne va pas.
JusticeInfo.net : Est-ce que vous craignez pour la sécurité des personnes qui vous ont livré leur témoignage ou de celles qui le feront ?
MS : La commission d'enquête sur la Corée du Nord a tenu des auditions ouvertes dans un grand nombre de lieux. Les gens se levaient et témoignaient en public. Cela a été largement diffusé sur internet. Nous donnons une grande considération à cela, parce que c'est un moyen très puissant pour recueillir des preuves. Cependant, nous avons conclu qu'il était simplement trop dangereux de le faire pour l'Erythrée. Il n'est pas question que ces personnes soient menacées par le gouvernement ou que le gouvernement exerce des représailles contre les familles d'activistes en Erythrée. Par conséquent, nous avons pensé que ce n'était pas une manière de faire responsable. Nous nous sommes plutôt efforcés de protéger les noms et les identités de ceux qui nous ont offert leur témoignage. Maintenant, cela signifie, bien entendu, que nous pouvons être contestés et que les gens peuvent dire que nous avons tout inventé, que nous n'avons pas le nom de la personne ayant témoigné. Et nous acceptons que cela puisse signifier que notre dossier n'est pas aussi solide qu'il pourrait l'être. Mais c'est simplement trop dangereux de faire autrement. Nous sommes plutôt confiants en notre capacité à protéger les personnes qui nous ont parlé. Cela représente, à nos yeux, la priorité numéro un.
JusticeInfo.net : Et si vous trouvez qu'il y a bien eu des crimes contre l'humanité, quelle serait la prochaine étape ?
MS : Eh bien, premièrement, nous ne sommes pas un corps judiciaire. Nous ne pouvons donc pas aboutir à cette conclusion. Ce que nous pouvons faire, c'est collecter assez d'informations pour dire au Comité des droits de l'homme et à d'autres entités qu'il y a une probabilité que de tels crimes aient été perpétrés. Dans ces circonstances, le problème peut être repris par le Conseil de sécurité, parce qu'il pourrait ensuite remettre ces dossiers à la Cour Pénale Internationale (CPI). Alors, il y aurait des procureurs de la CPI qui examineraient les preuves et décideraient s'il y a lieu de continuer et de poursuivre des individus. Maintenant, notre défi est que ces crimes contre l'humanité peuvent être basés sur des éléments institutionnels, mais, afin de rendre des comptes, nous devons lier ces actes à des individus. Et, en ce moment, cela est vraiment difficile, particulièrement quand, comme vous le disiez plus tôt, nous n'avons pas accès au pays et aux dossiers des activités, aux noms des personnes qui ont pris ces décisions en particulier. Mais nous ferons de notre mieux. C'est le défi auquel nous sommes confrontés durant ces sept ou huit prochains mois.