Le 29 mars 2023, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté par consensus une résolution par laquelle elle sollicite l’avis de la Cour internationale de Justice (CIJ) sur les obligations étatiques en matière de changement climatique. La soumission du texte, portée par le Vanuatu, marque une étape décisive d’un point de vue juridique et politique.
Juridiquement, la résolution pose deux questions très générales à la CIJ, principal organe judiciaire des Nations unies. La Cour sera tout d’abord amenée à se prononcer sur les obligations des États en matière de lutte contre le changement climatique « pour les États et les générations futures », mais aussi sur les conséquences juridiques en découlant pour ceux qui auraient violé ces obligations.
Autrement dit, est soulevée la délicate question de la responsabilité des émetteurs de gaz à effet de serre vis-à-vis des dommages causés aux autres États, en particulier aux petits États insulaires en développement, ainsi qu’aux peuples et individus touchés par leurs effets.
Politiquement, l’adhésion collective autour du texte est un signal fort, qui a certes ses limites. Elle est en même temps emblématique de la nouvelle visibilité de l’espace océanien, et d’un glissement narratif : ceux qui vivent l’« enfer climatique » deviennent les acteurs qui poussent vers le changement.
L’incroyable campagne des étudiants du Pacifique
L’approbation de l’Assemblée générale est d’abord une victoire de la société civile ; hasard du calendrier, s’ouvraient d’ailleurs le même jour devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) les audiences d’une autre affaire, celle des « retraitées suisses » du groupe Aînées pour la protection du climat.
Tout a commencé il y a quatre ans dans une salle de cours de l’Université du Pacifique, sur le campus de Port-Vila, capitale du Vanuatu. Quelques étudiants, aidés de leurs encadrants, reprennent alors le projet avorté de Palau et des îles Marshall, qui avaient tenté en 2011 de porter le dossier devant la haute juridiction internationale.
Une décennie après, le contexte est plus favorable et, surtout, la campagne de l’Association des étudiants des îles du Pacifique luttant contre le changement climatique est menée de façon particulièrement active. La détermination des intéressés n’est pas un exercice de style, dans une partie du monde où les effets du changement climatique sont déjà ressentis de longue date.
Une pétition reprise par le Vanuatu
Le Vanuatu, petit État insulaire mélanésien, est particulièrement exposé aux désastres, comme l’a tragiquement rappelé l’actualité cette année (l’état d’urgence a dû être déclaré à la suite du passage en deux jours des cyclones Judy et Kevin en mars 2023).
Le gouvernement du Vanuatu reprend alors la pétition de ces jeunes au niveau interétatique. Lors de leur 51e rencontre organisée à Suva (Fiji), en juillet 2022, les membres du Forum des îles du Pacifique (FIP) appuient officiellement la demande auprès de l’ONU, et finissent par rallier la majorité des États de la planète.
C’est la première fois qu’une résolution sollicitant un avis de la CIJ est adoptée par consensus, et, à l’heure de la crise du multilatéralisme, cette cohésion n’est pas anodine. Sa portée doit toutefois être précisée.
Clarifier les obligations des États
L’article 96 de la Charte des Nations unies prévoit que l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité « peut demander à la Cour internationale de justice un avis consultatif sur toute question juridique ».
Ces avis, rendus dans le cadre de la compétence consultative de la Cour, n’ont pas de force juridique obligatoire, mais ne sont pas pour autant dénués d’effet. Ils bénéficient d’une très haute autorité morale et participent au développement du droit en donnant des éléments essentiels d’interprétation.
En l’occurrence, la Cour pourrait se prononcer dans les deux années qui viennent, et ainsi permettre d’expliciter les obligations des États en matière de changement climatique, notamment leur obligation de coopération.
Le but en outre est d’influencer les positions des parties lors des négociations dans le cadre du régime du climat, contribuer à doper les ambitions et fournir des arguments juridiques aux États les plus vulnérables. Un tel avis est également susceptible de clarifier l’articulation entre le droit du climat et d’autres pans du droit international, en particulier celui de la protection des droits humains, ou encore celui du droit de la mer.
Le texte de la résolution fait en effet référence, non pas seulement à la Convention-cadre de l’Onu sur le climat et à l’Accord de Paris, mais aussi à une variété d’instruments, comme les Pactes de 1966 – portant respectivement sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels –, ou la Convention de Montego Bay.
Risque de résistances
En outre, plus l’opinion des juges sera précise et étayée, plus elle sera à même d’avoir une effectivité au niveau national, en étant reprise par des juges internes, notamment lorsqu’ils sont saisis par la société civile sur les questions climatiques.
Un avis de la CIJ ne pourra pas tout et les initiateurs du projet en sont eux-mêmes parfaitement conscients, comme en témoigne l’allocution du Premier ministre du Vanuatu Alatoi Ishmael Kalsakau.
En premier lieu, consensus ne veut pas dire unanimité des points de vue. Ce fut une bonne surprise de constater que les États-Unis, dont on craignait, tout comme pour la Chine, qu’ils sollicitent un vote formel, ne s’y soient pas opposés.
Le représentant américain, dans la prise de parole ayant suivi l’adoption du texte, a néanmoins fait remonter les « très sérieuses préoccupations » de son gouvernement, arguant qu’un processus judiciaire pourrait compliquer les efforts collectifs, au détriment des voies diplomatiques.
Le risque de réponses trop « molles »
En second lieu, la tâche des juges ne va pas être simple. Les 26 avis rendus par la CIJ, le dernier en date étant relatif à l’archipel des Chagos, ont connu un succès variable, du fait des contextes politiques entourant ces affaires, mais aussi parce que les réponses apportées… dépendent des questions posées.
En l’occurrence, celles qui sont soumises par la résolution sont particulièrement larges. D’abord formulées par les conseils juridiques, elles passent ensuite le filtre des modifications discutées par les membres onusiens soutenant le texte, et sont ainsi le résultat de compromis.
Elles laissent de ce fait une marge d’action aux juges de La Haye, qui pourront y donner plus ou moins de substance. Or, des réponses trop « molles » vis-à-vis des obligations étatiques en matière de climat, pourraient avoir des effets délétères, et donc contraires à l’objectif poursuivi.
Le dernier risque est celui du télescopage des procédures, deux autres juridictions internationales ayant été récemment sollicitées.
Télescopage des procédures ?
En décembre 2022, le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) a été saisi d’une demande d’avis par la Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international – créée précisément par Tuvalu et Antigua-et-Barbuda pour pouvoir solliciter le Tribunal –, sur les obligations étatiques de protection du milieu marin, en lien avec le changement climatique, au regard de la Convention du droit de la mer.
En janvier 2023, la Colombie et le Chili ont sollicité un avis de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme sur les obligations étatiques en matière de lutte contre l’urgence climatique, au regard du droit international des droits humains. Ces interventions pourraient utilement se compléter, mais elles pourraient aussi, dans une certaine mesure, et au vu des calendriers, diverger sur certains points.
En poussant l’Onu à faire un pas important pour la justice climatique, les voix du Pacifique et celles qui les ont rejointes ont choisi de croire que la balance bénéfices-risques leur était favorable. Quoiqu’on ne puisse qu’en avoir des attentes raisonnables, la perspective de la CIJ sur le défi du siècle pourrait bien constituer une contribution non négligeable.
Cet article, légèrement modifié par Justice Info, est republié à partir de The Conversation France sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
GERALDINE GIRAUDEAU
Géraldine Giraudeau est professeure de droit public à Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay, en France. Elle a enseigné plusieurs années dans le Pacifique, notamment à l'Université de Waikato en Nouvelle-Zélande, et consacre une partie importante de ses recherches à cette région.